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Libération
A la barre

«Si vous condamnez, il ne sera plus possible à un écrivain de nommer ses personnages»

L'écrivain Edouard Louis était assigné vendredi pour «atteinte à la présomption d’innocence» après avoir dépeint dans son dernier roman le personnage d'un certain «Reda», un homme qui l’aurait violé et menacé d’un revolver en 2012. Récit d'audience.
Edouard Louis (Photo John Foley.)
publié le 18 mars 2016 à 17h25

Le témoignage qui figure dans un roman peut-il porter préjudice à l'un de ses personnages ? L'audience en référé qui se tenait ce vendredi devant la 17e chambre du Tribunal de grande instance de Paris ne sera pas vraiment allée jusqu'à répondre à cette question. En l'absence des deux concernés, elle a buté moins sur l'identification de «Reda» dans le deuxième livre d'Edouard Louis, Histoire de la violence (Seuil), que sur l'identité de Riadh B., qui assignait l'auteur pour «atteinte à la vie privée» et «atteinte à la présomption d'innocence», l'accusant de l'avoir dépeint comme l'homme qui l'aurait violé et menacé d'un revolver à la Noël 2012.

Une fois rejeté le huis clos demandé par les avocats de Riadh B., Mes Matthieu De Vallois et Thomas Ricard, le président Alain Bourla questionne, avec l'air faussement naïf de l'habitué aux délits de presse : «Qui est le demandeur ? Qu'a-t-il à voir avec la personne mise en détention ?» Les deux anciens secrétaires de la conférence s'emportent, cherchent l'ultime pièce à verser au dossier - une facture d'électricité permettant d'identifier leur client. Me Emmanuel Pierrat, avocat d'Edouard Louis et par ailleurs écrivain, jubile. Problème, Mes De Vallois et Ricard demandent un encart dans le livre mentionnant le nom de Riadh B. ; six identités ont été présentées au cours de l'enquête - «ce qu'on fait quand on est sans-papiers pour échapper à la police» rétorque Me Ricard ; enfin les attestations fournies par quatre de ses connaissances certifiant l'avoir reconnu en «Reda» n'ont pas été rédigées en bonne et due forme. Les quatre sont alignés au premier rang, une jeune femme et trois jeunes hommes, chacun d'un pull de couleur différente et tous l'air contrit - comme si c'était mal parti. «Peut-on rendre identifiable par un livre quelqu'un qui n'est même pas identifié par ses avocats ?» demande ironiquement Me Pierrat.

Dans Histoire de la violence, «Reda», «un genre de plombier qui faisait du travail au black», est présenté comme Kabyle, brun et les yeux marron, ayant un père venu en France au début des années 1960 et âgé d'«un peu plus de trente ans». Riadh B., né en 1985 en Algérie, est aujourd'hui mis en examen pour l'agression depuis que son ADN, prélevé à l'occasion d'un vol, a été confondu avec celui relevé dans l'appartement d'Edouard Louis. «Un sans-papiers peut-il faire respecter son droit à la présomption d'innocence ? rétorque Me Ricard. C'est la seule liberté qui lui reste.»

Après une référence à Jules Verne et Georges Simenon, attaqués pour «atteinte à la vie privée» par leurs personnages, Me Pierrat s'amuse à citer le Guide des prénoms pour dire que les «Reda» courent les rues : «Ce n'est pas le livre qui l'a envoyé en prison, c'est son ADN.» Une jeune assistante brandit enfin, essoufflée, la facture d'électricité cherchée par ses confrères. Les quatre pulls fixent le président qui sourit, tandis que Me Bénédicte Amblard, avocate des Editions du Seuil, tente une dernière fois de faire entrer la littérature dans le prétoire : «Si vous condamnez, il ne sera plus possible à un écrivain de nommer ses personnages. Ce serait imposer le silence à toute la littérature française.» Réponse le 15 avril.