Des ados et des pères de familles, des Franciliens et des provinciaux, des jeunes en échec scolaire et des travailleurs, des personnes de culture musulmane et des convertis : ce qui frappe dans la base de données que nous avons constituée sur les Français morts en Syrie et en Irak depuis trois ans, c’est la diversité des profils et des parcours.
Ils seraient au moins 168 Français à avoir trouvé la mort en Syrie ou en Irak depuis avril, selon les déclarations de Manuel Valls dimanche, lors de la Fête de la rose de Wattrelos. Potentiellement 169, puisque le groupe Etat islamique a annoncé lundi qu'un Français était décédé lors d'une attaque-suicide contre un check-point de l'armée irakienne dans la province d'Al-Anbar. Le Premier ministre a ajouté que «609 Français ou résidents de notre pays» seraient actuellement dans la région. Parmi eux, 283 femmes. Ces chiffres que l'Etat français dévoile au compte-gouttes au fil des mois doivent être pris avec précaution. Il est souvent impossible, en effet, de confirmer la mort des jihadistes français en Irak ou en Syrie. Le gouvernement n'a pas accès aux corps pour les identifier, ni aux témoignages circonstanciés permettant de s'assurer du décès. «En fait, c'est très simple : confirmer la mort de ces gars-là, dans ces coins-là, on ne sait pas faire», confiait en août à l'AFP Alain Chouet, ancien chef du service de renseignement de sécurité à la DGSE (renseignements extérieurs français). Bien souvent, les agents n'ont d'autre choix que de placer l'entourage des jihadistes sur écoute afin de déceler une éventuelle annonce officielle de l'Etat islamique, l'organisation prévenant parfois directement de la mort de ces combattants. L'armée américaine, elle, parvient par des moyens de télécommunications sophistiqués à filmer certains enterrements pour confirmer un décès avec certitude ou tenter d'identifier formellement les participants.
Echantillon
Nous sommes parvenus à obtenir des informations sur le parcours de 68 de ces jihadistes décédés : leurs origines, leur trajectoire, leur sociologie familiale. Des bribes d’histoires commencées en France, avant de s’achever sur un champ de bataille en Syrie ou en Irak. Les chiffres donnés ici n’ont pas valeur de statistiques représentatives de l’ensemble des Français disparus en Syrie, puisqu’ils ne concernent que 40 % des morts. Par ailleurs, seuls des hommes figurent dans cet échantillon, alors que les femmes représentent près de la moitié du contingent français actuellement présent au sein de l’EI.
Le plus jeune jihadiste français avait 13 ans, le plus âgé 40. La moyenne d'âge est de 25 ans, sur les 49 dont nous avons appris l'âge. 21 des 55 personnes dont nous connaissons la cause de la mort, sont décédées dans des combats contre l'armée syrienne ou des rebelles syriens. Deux, seulement, ont été visés par des frappes américaines ciblées : Charaffe al-Mouadan et David Drugeon, deux des Français les plus connus parmi les jihadistes de Syrie et d'Irak. Charaffe al-Mouadan a été ciblé en raison de son implication présumée dans les attentats du 13 Novembre, tandis que David Drugeon, un Breton converti à l'islam à l'adolescence, avait été identifié comme une menace par Washington en raison de ses talents d'artificier. En revanche, aucun cas de jihadiste français tué par des frappes de l'armée française n'a été officiellement recensé.
Ces hommes ne sont pas forcément tous membres du groupe Etat islamique : sur les 68 cas étudiés, 53 ont prêté allégeance à l'EI, tandis que le reste s'est rallié au Front al-Nusra (affilié à Al-Qaeda) ou à d'autres groupes jihadistes de la région.
A l'image de David Drugeon, tous les jihadistes ne sont pas nés dans une famille musulmane. Sur les 30 profils dont le passé religieux est connu, 10 s'étaient convertis à l'islam alors qu'ils étaient issus de familles de culture chrétienne. C'est le cas, par exemple, de Raphaël A, originaire de Lunel. Le jeune Français évoluait dans une famille de cultures juive et chrétienne. Sous l'influence de la «bande de Lunel», il s'est converti à 18 ans, «à cause des mauvaises fréquentations», rapporte un proche. L'Héraultais a obtenu son bac, avant de commencer une licence de sciences économiques puis de l'interrompre pour intégrer une école d'informatique. Raphaël A. aurait été intégré en 2014 au sein du centre de commandement informatique de Raqqa. Peu de temps après son arrivée, il a été envoyé par l'EI sur le front de Deir el-Zor, en Syrie, où il est mort le 17 octobre 2014 dans des bombardements de l'armée syrienne.
Caractéristiques communes
Le visage de la radicalisation islamiste a également évolué. Les candidats français au jihad ont des parcours et des origines culturelles si hétérogènes qu’il est presque devenu impossible d’en dresser le portrait-robot.
Quelques caractéristiques communes lient néanmoins les destins des jeunes tentés par le jihad : des études courtes et des métiers peu qualifiés. Dans les profils analysés, ceux qui travaillent sont agent de sécurité, animateur, maçon… Certains suivaient des formations de mécanicien ou d'électricien. D'autres étaient en situation d'échec scolaire où au chômage. Des jihadistes engagés dans des études d'ingénieur, d'économie et gestion, tout comme des parcours sociaux confortables, apparaissent aussi. A l'image de «Salahudine al-Faransi», le nom de guerre de ce jeune homme de la région parisienne qui touchait un salaire de 3 000 euros. «Ceux partis pour le jihad peuvent venir de milieux sociaux très variés, ils cherchent à changer de vie, peuvent avoir fait des études et se voient en héros-justicier. Il y a aussi la recherche d'aventure», explique Raphaël Liogier, sociologue des religions. D'autres raisons poussent également ces jeunes à s'engager dans le jihad. Certains avancent un discours humanitaire, d'autres se laissent convaincre par les vidéos de propagande de l'Etat islamique diffusées sur Internet.
Ce sont aussi souvent leurs fréquentations qui sont à l'origine de leur radicalisation. C'est le cas de Mehdi Sabry Belhoucine, entraîné dans le jihad par son frère aîné Mohamed, ancien étudiant de l'école des Mines d'Albi. Mehdi Sabry avait quitté la France pour la Syrie avec Hayat Boumeddiene, la compagne d'Amedy Coulibaly. Son frère, qui aurait également trouvé la mort, le faisait participer à des réunions pour les jihadistes en partance vers l'Afghanistan. Mehdi Sabry est mort durant l'été 2015 d'une septicémie contractée à la suite d'une explosion. Né en 1991 à Bondy (Seine-Saint-Denis), le jeune homme était l'archétype du bon élève. A l'époque, rien ne laisse croire qu'il va se transformer en terroriste. Les témoignages de ses proches le décrivent comme quelqu'un de «bien élevé». Après le bac, il étudie la mécanique électronique et devient animateur socioculturel à la mairie d'Aulnay-sous-Bois. Il part pour la Syrie à 24 ans.
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Embrigadement
Jean-Daniel Bons a lui aussi suivi un cheminement similaire. Il a le bac, et s'est inscrit en BTS comptabilité. Il meurt à Alep en août 2013 lors de combats contre l'armée syrienne. Son aîné Nicolas, qui s'est réjoui dans une vidéo de propagande d'avoir réussi à convertir son demi-frère, a mené une existence moins linéaire. Après des grosses difficultés à l'école, il est condamné par la justice pour trafic de stupéfiants et se voit obligé de porter un bracelet électronique. Il part finalement pour la Syrie, où il commet un attentat-suicide en décembre 2013 dans la région de Homs.
Avant d’affronter l’armée syrienne sur le territoire de l’EI, ils sont voisins, amis, fréquentent les mêmes lieux et jouent ensemble au football. Parmi les cas médiatisés, des «grappes» jihadistes apparaissent dans plusieurs villes, comme Trappes, Nice ou Strasbourg. Là-bas, le travail de quelques recruteurs permet d’embrigader un grand nombre de jeunes. A Lunel, au moins neuf Français sont partis en Irak et en Syrie pour y trouver la mort. Des jeunes qui ont quitté la France ensemble avant de mourir côte à côte, au combat. Quelques mois après leur arrivée.