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Libération
Interview

Ouisa Kies : «Il y a des profils de détenus radicalisés que je n’avais jamais vus»

La sociologue, qui travaille notamment avec les prisonniers revenus de Syrie, note l’apparition de jeunes jihadistes d’abord attirés par la violence.

Image de propagande, issue d’un site proche de l’EI, montrant un convoi de combattants à Tal Abyad (nord-est de la Syrie) en mai 2015. (Photo AP)
Publié le 21/03/2016 à 20h21

Rattachée au Centre de recherche et d’analyse sociologique de l’EHESS et directrice du cabinet conseil Sociologiks, Ouisa Kies a démarré un travail avec une soixantaine de détenus radicalisés en janvier 2015, juste après les attentats de

Charlie

et de l’Hyper Cacher. Elle a notamment suivi des personnes revenues de Syrie.

Y a-t-il un profil-type du détenu radicalisé?

Non, ça n’existe pas. Mais je note une évolution. Il y a certains profils que je n’avais jamais vus avant. Ce sont ceux qui sont attirés avant tout par la violence. Alors que le processus classique, c’était d’adhérer d’abord à une idéologie, puis de passer ensuite à la violence pour imposer ses vues. C’est vraiment un phénomène nouveau, que je n’avais pas observé entre 2011 et 2013. Bien sûr, il y a aussi d’autres profils, des gens éduqués, avec une vision politique du terrorisme affirmée - ce qu’on appelle la théorie rationnelle. Ce sont, par exemple, les membres d’Al-Qaeda, ou même du GIA, qui ont entre 30 et 40 ans aujourd’hui. Certains d’entre eux ont une influence dans les prisons, ce sont des détenus charismatiques.

Il y a donc une nouvelle génération de jihadistes?

Ceux qui reviennent de Syrie sont tous très jeunes, souvent moins de 25 ans. Mais on a aussi des prévenus ou des condamnés qui n’ont pas eu besoin de passer en Syrie. Ce sont des profils plutôt fragiles, en rupture - pas forcément des malades mentaux - qui ont accumulé une certaine frustration, et ont trouvé des héros comme Merah. Sa surmédiatisation comme celle de l’Etat islamique a suscité des vocations, de l’admiration pour ces gens qui vont «jusqu’au bout». En prison, ceux qui reviennent de Syrie sont assez respectés.

La prison est-elle le premier lieu de radicalisation?

C’est une idée reçue. Selon le ministère de la Justice, 86 % des prévenus ou des personnes condamnées pour des faits de terrorisme se sont radicalisés à l’extérieur de la prison. Mais ceux qui vont vraiment commettre des attentats sont effectivement ceux passés par la case prison. Ces personnes qui ont très souvent subi des violences deviennent elles-mêmes violentes, puis mettent cette violence au service du sacré. Placer en détention tous les retours de Syrie n’est pas une solution, je le dis depuis longtemps. Il y a des gens dangereux qui peuvent commettre des attentats, bien sûr, mais il y a aussi des gens qui se sont trompés. Pour ces derniers, la détention risque d’être contre-productive.

La France est-elle en retard dans la lutte contre la radicalisation?

Oui, clairement : 101 structures travaillent dans notre pays sur la déradicalisation et 1 600 personnes sont suivies à ce titre. Or, nous ne sommes même pas capables de faire un état des lieux sur le sujet. Chacun se proclame expert, la prévention de la radicalisation devient un business. Il y a pourtant urgence : il faut travailler dans les quartiers et les écoles, où on a pris un retard incroyable ! C’est évidemment un des lieux de radicalisation les plus importants. Et à un âge ou on est hyperinfluençable. Sauf que c’est trop difficile de taper sur l’école, on préfère taper sur les prisons.