Eternelle fragilité des causalités simples… L’enquête que nous publions sur le parcours d’une centaine de jihadistes français tués en Syrie, outre sa dimension tragique, a de quoi laisser sans voix le plus éprouvé des analystes. Elle ne prétend pas à l’exhaustivité mais elle recèle assez de paradoxes pour déconcerter les marchands de certitudes. Le jihadisme, produit de l’exclusion sociale ? Une grande partie des combattants recensés avaient trouvé une place modeste mais honorable dans la société française. Certains étaient même des salariés qualifiés gagnant correctement leur vie et disposant de perspectives professionnelles. Difficile de leur imputer le seul désir, plus ou moins conscient, de lutter contre les injustices de la société capitaliste, comme on l’entend parfois à l’extrême gauche. Le jihadisme, phénomène purement idéologique, culturel, simple dérive de la religion musulmane ? Une fraction des partants pour la Syrie étaient des convertis (il y en a même un de père juif…) et plusieurs autres étaient surtout de petits délinquants sans formation intégriste. Autrement dit, ils ne sont pas passés par les stades supposés de la radicalisation progressive qui va de l’islam pacifique au terrorisme en passant par l’intégrisme piétiste. Ils semblent plus participer de cette «islamisation de la radicalité» dont parle l’islamologue Olivier Roy. Souvent, en effet, les jeunes générations, dans une société sans idéal commun, soumises à des formes de relégation ou de négation de leur identité, succombent à une variante du nihilisme. Mais notre enquête met aussi en lumière, dans ces itinéraires chaotiques, le rôle de l’entourage, de ces recruteurs ou de ces prêcheurs intégristes dont le discours et le savoir-faire sont de toute évidence liés aux évolutions de l’islamisme à l’échelle mondiale, telles que les décrit un Gilles Kepel. Le terrorisme - qui peut le nier ? - est aussi le produit de la guerre civile qui déchire le monde musulman à l’échelle de la planète et dont nous subissons les effets en France.
Il faut se méfier du simplisme explicatif : il repose toujours sur une arrière-pensée. Ceux qui ne parlent que religion et culture veulent en fait incriminer l'islam en général, et donc l'immigration, alors que les musulmans sont eux aussi victimes du terrorisme, et de bons citoyens dans leur immense majorité. Ceux qui expliquent tout par les inégalités noient le poisson islamiste dans le sociologisme vague et veulent avant tout accuser les sociétés démocratiques, coupables d'on ne sait quel «post-colonialisme». Ils oublient le rôle autonome des idéologies, et notamment celui de l'intégrisme islamiste, ennemi acharné de la liberté et de l'égalité des droits. Au vrai, les travaux divergents des sociologues, qui ont «leur rôle à jouer», selon les mots de Manuel Valls qui a corrigé son discours sur l'utilité des sociologues, se complètent autant qu'ils s'opposent. Ils prescrivent de combattre le jihadisme là où il se manifeste par les moyens les plus énergiques, y compris en Syrie. Mais aussi d'assécher autant que possible son vivier de recrutement, situé dans les zones les plus pauvres de la société. Dur avec le terrorisme, dur avec les causes du terrorisme…