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Témoignages

Travail : l’espoir déçu des petits patrons

Quatre dirigeants de PME déplorent que le projet de loi El Khomri se focalise sur le CDI, laissant de côté certains points qu’ils ressentent comme des «freins à l’embauche» bien plus importants.

A Bièvres (Essonne), le 14 mars, dans les locaux d’Europa, société spécialisée dans la fabrication de cabines de peinture. (Photo Marc Chaumeil pour «Libération»)
Publié le 21/03/2016 à 19h11

Leur première réaction fut la surprise, la seconde l'incrédulité. En découvrant le contenu initial du projet de loi El Khomri, quatre chefs d'entreprise du Val-de-Marne, des Yvelines et de l'Essonne ont, sans s'être jamais concertés ni rencontrés, partagé le même espoir puis les mêmes doutes. Etait-il possible qu'enfin une modification du droit puisse leur «donner la possibilité de libérer du temps pour faire [leur] vrai métier, qui est de développer l'activité», s'est interrogé Michel Kostic, le directeur général de Terolab Surface, leader français en matière de revêtement d'implants orthopédiques.

A quelques dizaines de kilomètres, Jean-Michel Charpentier, le codirigeant d'Europa, société spécialisée dans la fabrication de cabines de peinture dans l'automobile et l'aéronautique, a senti souffler un «certain esprit libéral», comme une promesse d'allégement de la «paperasserie» qui a envahi son quotidien. Un droit du travail «kafkaïen», confirment Anthony Streicher et Laurent Longin, fondateurs d'HA+, société de mutualisation d'achats pour professionnels désormais forte de 18 salariés. Installés à Toussus-le-Noble, petit bourg des Yvelines, les deux quadragénaires se sont vite désintéressés du fracas parisien. «Le projet de loi El Khomri n'est pas encore passé devant le Parlement et c'est déjà parti en vrille, expliquent-ils. On a l'impression d'un rétropédalage permanent. Vous en arrivez à ne surtout plus prêter attention à tout ça.»

Sans trop y croire, les quatre chefs d'entreprise rêvent pourtant bien d'un grand ménage dans un code du travail trop foisonnant. Néanmoins, à les en croire, le texte ne va pas forcément «là où il faut». Petit tour des fausses et vraies difficultés de petits patrons français.

Le CDI, pas un problème

Peur d'embaucher en CDI, vraiment ? Chez HA+, on ne se sent pas concernés par le mantra du Medef et du gouvernement. Depuis début janvier, la petite entreprise, dont le développement est exponentiel, compte quatre recrues supplémentaires. «Que des CDI», sourit fièrement Anthony Streicher : «Le principal frein à l'embauche pour une TPE, c'est que c'est une TPE ! Pour les candidats à l'emploi, c'est risqué, voire un repoussoir si elle vient de se créer…» Dès leur lancement en 2010, les deux cofondateurs ont mis le paquet pour attirer des prétendants potentiels, leur offrant CDI, mutuelle et salaire supérieur au Smic. «Nous sommes une entreprise de service, donc quand on embauche quelqu'un, on le forme, on investit sur lui, explique le manager. Si vous lui proposez un CDD, vous savez qu'il ne trouvera pas de logement. Et nous, on veut les garder, nos salariés, on veut qu'ils s'installent…»

Chez Terolab, industrie de biotechnologie qui n'a guère plus de six semaines de visibilité sur son carnet de commandes, les embauches en CDI sont bien davantage soupesées : «Nous devons parfois faire face à de grosses fluctuations d'activité, précise Michel Kostic. Il est très difficile de modifier les horaires des CDI. Pour s'ajuster, nous jouons sur l'intérim.» Une souplesse qui, l'an passé, a permis à la société d'absorber un creux d'activité. «Aujourd'hui, nous ne sommes plus que 45 salariés, presque tous en CDI, précise le dirigeant de 51 ans. Si l'activité ne reprenait pas comme prévu, aujourd'hui on n'aurait pas d'autre solution que le chômage partiel.»

Les seuils, «une calamité»

Chez Europa aussi, on juge que le CDI est «le seul vrai contrat». Si Jean-Michel Charpentier recourt parfois à l'intérim, c'est pour pallier les éventuelles absences au siège, à Bièvres, ou dans son usine de la Somme, mais surtout pour faire l'appoint de manœuvres sur ses chantiers. Pour le reste, le dirigeant dit n'avoir aucun besoin de plus de souplesse dans la gestion du temps de travail. Le «forfait jour», prévu dans le projet de loi travail, il le pratique depuis longtemps sans le dire. En contrepartie, il distribue aux salariés 20 % de ses bénéfices annuels, «quand il y a en a». C'est qu'à désormais  67 ans, Jean-Michel Charpentier admet préférer recourir à la sous-traitance plutôt que d'embaucher quand son carnet de commandes se remplit. Histoire de ne pas franchir le seuil fatidique des 50 salariés. Les seuils sociaux, un «couperet» selon le directeur général d'Europa, qu'il prend bien garde de ne pas franchir. Ce qui n'a pas empêché la faute de carre. «Fin 2012, on a embauché plusieurs personnes pour remplacer des départs à la retraite début 2013, se souvient Jean-Michel Charpentier. Au final, notre effectif est donc resté stable. Pourtant, en mars suivant, on a reçu un courrier de l'Urssaf qui changeait les termes de paiement des cotisations sociales parce qu'au 31 décembre on était à plus de 50 salariés. Or si vous passez de 49 à 50, vous avez 34 obligations supplémentaires à remplir !»

Pour Michel Kostic, cette disposition-là est aussi une calamité. Terolab, qui a franchi début 2015 le cap des 50 salariés, a dû se mettre aux normes des grands groupes. «A la place de nos trois délégués du personnel, on a été obligé de mettre en place un comité d'entreprise et un comité d'hygiène et de sécurité, s'agace-t-il. Entre les titulaires et les remplaçants, on a neuf personnes détentrices d'un mandat social, dont la plupart sont à la production. Au total, ça fait une personne sur cinq puisque notre effectif est tombé à 45 employés ! Or il faut rester en deçà de 50 salariés pendant vingt-quatre mois, pour supprimer ces instances… C'est ingérable !»

Bien avant d'avoir atteint les 50 salariés, les cofondateurs d'HA+ ont, eux aussi, fait l'expérience des seuils. «On a découvert que plus on embauche, plus on paye ! enchaîne Laurent Longin. Chaque fois, qu'on franchit un seuil, on se prend 2 à 3% de charges en plus. Et des seuils, il y en a : à 9 salariés, 10, 11, 19, 20, 21, 35 et 49 !» Et de soupirer : «On a fini par demander à notre comptable ce que ça nous coûterait d'en passer plusieurs d'un coup. La réponse, ça a été : "Impossible de le dire, ça dépend de ce qu'il y aura dans la prochaine loi de finances"…»

Les prud’hommes, un recours peu fréquent

Pour Antoine et Laurent, c'est clair : plutôt qu'une «peur» chez les patrons, c'est l'instabilité chronique de la législation qui freine «les énergies». Les prud'hommes, un frein à l'embauche ? Tous le disent, l'expérience est désagréable et souvent coûteuse. Mais de là à prétendre que les prud'hommes les tétanisent au point de les empêcher d'embaucher, il y a une marge. Depuis qu'il a racheté la société en liquidation de son beau-père en 1982, Jean-Michel Charpentier totalise «trois prud'hommes» sur la cinquantaine de salariés que sa société compte bon an mal an. Ce type de conflits est pour lui si exceptionnel qu'il ne comprend pas que «tout le monde se soit focalisé là-dessus». Et il doute fort qu'un plafonnement des indemnités changerait quoi que ce soit à la dynamique d'embauche : «Une entreprise, ça n'est pas une garderie. Ce n'est pas parce que l'on vous le demande que vous allez embaucher. Vous ne créez de l'emploi que si vous avez une hausse du chiffre d'affaires pérenne.»

Un sentiment partagé par Michel Kostic, «quatre prud'hommes actifs» au compteur : «On embauche quand on a de la demande, et ce n'est pas angoissant, c'est joyeux», précise le patron, par ailleurs secrétaire d'une section PS dans l'Oise. «S'il y a des problèmes, je trouve normal que les salariés puissent se défendre. Néanmoins, vu le montant des indemnités allouées à certains, le système est perverti. Si les juges appliquaient le barème [indicatif] qui existe, cela suffirait sans doute à contenir les excès…»

Le référendum, une solution miracle ?

Le référendum d'entreprise, une bonne idée ? Pour Michel Kostic, ce serait une libération. En avril 2013, c'est avec mission explicite de mettre l'organisation de l'usine en conformité avec le droit du travail français qu'il a été nommé par son actionnaire suisse. «Le travail était organisé en trois-huit, donc avec des équipes de nuit, mais sans aucun accord collectif, se souvient le dirigeant. Quand il a fallu formaliser les choses, ça a coincé.» Même assorti d'une tarification avantageuse des heures de nuit, le compromis sur le temps de travail, qu'il trouve alors avec les délégués du personnel, est repoussé par le représentant CGT. «Du coup, malgré l'accord, certains salariés ont refusé de signer l'avenant à leur contrat tout en continuant de venir travailler comme à l'accoutumée, soupire Michel Kostic. Qu'est ce que je pouvais faire ? Rien, si ce n'est prendre un risque pour que l'entreprise continue de fonctionner ! Mais en cas de difficulté, ça peut finir aux prud'hommes…» Pour lui, aucun doute, si l'approbation des salariés par référendum valait accord, son problème serait réglé. Pour le directeur général de Terolab, le projet de loi El Khomri est trop timoré : le texte ne prévoit pas d'ouvrir l'initiative d'un tel référendum aux patrons…

Chez HA+ comme chez Europa, une telle question ne se pose pas : faute de candidats, aucune des deux sociétés n'a de délégué du personnel. Hors du cadre fixé par la loi ou la branche, l'organisation du travail relève dans les deux cas de la seule direction. Laquelle se montre, si besoin, ouverte à des arrangements au cas par cas. Quitte à sortir des clous législatifs. «Un de mes monteurs est parti sur un chantier à Metz alors qu'il habite Millau, soit dix heures de route, explique Jean-Michel Charpentier. Il a demandé à continuer à travailler le week-end plutôt que rentrer chez lui, quitte à boucler le chantier deux jours plus tôt. Pour moi, ça ne changeait rien. Lui, ça lui évitait un aller et retour… On s'est arrangé.» A cette aune, le référendum, même d'initiative patronale, serait encore bien contraignant.