Une barque bleue à moteur, remplie de bidons en plastique. Le moteur tourne et les flots battent la coque en bois, quelque part entre le golfe d'Aden et la mer d'Arabie. A son bord, des hommes entourent une femme cachée sous une bâche. C'est l'une des rares images qui restent de l'histoire duTribal Kat, catamaran battant pavillon français, attaqué le 8 septembre 2011 à l'arme automatique par neuf hommes d'origine somalienne. Après plus de cinq ans d'instruction, la femme de la photo, Evelyne Colombo, va retrouver sept d'entre eux, qui comparaissent à partir de ce mardi et jusqu'au 15 avril devant les assises à Paris pour «détournement de navire ayant entraîné la mort». Le corps de Christian Colombo, son époux skippeur, n'a jamais été retrouvé.
Cet ancien infirmier de la marine marchande de 55 ans, fan de Corto Maltese et habitué du Yacht Club de Toulon (Var), parlait de reprendre la mer depuis longtemps. Evelyne est partante. Leur maison d'Ollioules est vendue pour acheter ce catamaran de 17 mètres et faire un voyage sans destination ni itinéraire. L'idée est simple comme une aventure en mer du romancier Henry de Monfreid. Le 15 novembre 2008, les époux, une de leurs deux filles et un couple d'amis quittent la rade de Toulon à bord du Tribal Kat. Après une escale en Corse, ils longent la Tunisie, la Grèce, la Turquie.
Flash-ball. Une fois en Egypte, comment rejoindre la Thaïlande ? Le canal de Suez a été creusé pour cela. Peu importe si la zone est connue pour ses pirates : rien qu'entre 2008 et 2011, trois assauts ont été donnés pour libérer des bateaux, dans le cadre de l'opération européenne «Atalante» - le Ponant (avril 2008), le Carré d'as (septembre 2008) et la Tanit (avril 2009). En janvier 2011, un rapport rendu par Jack Lang, alors conseiller spécial auprès du secrétaire général des Nations unies, rappelait que le développement d'une «industrie de la piraterie» en Somalie était lié à la protection des populations locales «contre la pêche illégale, le dégazage sauvage de navires étrangers et le déversement de déchets toxiques», ainsi qu'à «l'absence de structures étatiques en capacité de protéger les richesses du territoire maritime».
Le 16 août 2011, les Colombo arrivent à Aden (Yémen), en même temps qu’un autre skippeur qui indique dans l’instruction que Christian et Evelyne, munis d’un flash-ball et d’un pistolet, étaient conscients des risques du voyage. La capitainerie les autorise à quitter le port le 3 septembre, direction le sultanat d’Oman. Christian Colombo ralentit pour économiser du carburant.
Au même moment, neuf hommes se rassemblent sur une plage de Bossasso, dans le nord de la Somalie. Ils sont mécanicien, chauffeur, manutentionnaire ou pêcheur. Certains ne sont jamais montés sur un bateau, d'autres savent peut-être pourquoi ils emportent des AK-47 à bord. L'un d'entre eux dit avoir été «capturé» par un recruteur, un autre recruté par «un marchand de bétail devenu responsable de pirates». Un certain «Shine» et son bras droit, «Abdulaye», ont en tout cas promis à la plupart de l'argent pour mener des passagers clandestins au Yémen.
Le 8 septembre, une frégate allemande reçoit un message de détresse du Tribal Kat, retrouvé désert, des lunettes baignant dans une mare de sang. Les pirates ont attaqué, mais Christian Colombo a répliqué. Un navire militaire espagnol repère la barque des pirates, qui menacent Evelyne Colombo d'une arme. Shine et Abdulaye sont tués. Les sept autres sont incarcérés à Fresnes (Val-de-Marne) et à Fleury-Mérogis (Essonne) une semaine plus tard en vertu de la loi française antipiraterie de 2011.
Sécheresse. «Ces hommes sont les ouvriers de l'industrie de la piraterie, plaide Me Martin Reynaud, avocat d'Abdisalam A., l'un des sept accusés, âgé d'une trentaine d'années. Il faut expliquer ce qui pousse des Somaliens soit à quitter leur pays, soit à attaquer des bateaux.» En 2011, la Somalie est en proie à une sécheresse exceptionnelle et les miliciens shebab occupent la capitale, Mogadiscio. «Quand on ne mange pas, la promesse de 100 dollars ne se refuse pas», abonde Me Elise Arfi, qui défend Farhan A.-M., le plus jeune des accusés, déclaré majeur par l'expertise osseuse. Tous accusent Shine et Abdulaye du meurtre de Christian Colombo, même si des traces de poudre ont été retrouvées sur les vêtements de quatre d'entre eux.
Si l’enquête a montré que la mort de celui-ci résultait moins d’un plan prémédité que des circonstances de l’abordage, les jurés devront déterminer le niveau de participation de chacun et s’y retrouver dans les récits des pirates. En détention, Farhan A.-M. a été placé en hôpital psychiatrique deux fois, a perdu un poumon et a porté plainte pour violences. Il dit regretter la mort de Christian Colombo et vouloir rentrer en Somalie après avoir purgé sa peine. Se marier, retrouver du travail. Ne plus jamais monter sur un bateau.