Cette année, le mois de mars pourrait compter au moins 40 jours. Le mouvement citoyen «Nuit debout», qui occupe la place de la République à Paris depuis jeudi soir, a envie d’y rester au moins jusqu’au 9 avril. Le décompte des organisateurs (#32mars, #33mars…) devrait donc se poursuivre encore quelque temps. Samedi soir, ils étaient encore plusieurs centaines, malgré la pluie, à débattre et imaginer un autre modèle de société. Leurs revendications vont souvent bien plus loin que la simple contestation du projet de loi travail, comme ils l’expliquent à Libération.
Malika Zediri, 55 ans, Ivry-sur-Seine, militante associative et ex-membre du PCF, travaille dans le social, mais est actuellement au chômage.
«On a vécu une accumulation de mauvais coups ces derniers temps, à commencer par le débat pourri sur la déchéance de nationalité. Certes, cela a été retiré, mais toutes les blessures restent, notamment pour moi qui suis fille d’Algériens. Et puis, il y a bien sûr les questions du chômage et de la précarité. Dans ma cité Maurice Thorez à Ivry-sur-Seine, la vie est trop difficile, certains ne peuvent pas payer leur loyer, d’autres ont faim. Moi, je fais partie des trois millions et demi de chômeurs que compte la France et il me reste trois mois d’allocations-chômage à 800 euros par mois. Après ce sera le RSA autour de 500 euros. C’est une vie ça ? Je suis exaspérée. A 55 ans, j’ai encore un avenir, non ? Les gens n’en peuvent plus de tout cela. Résultat : dans ma cité, les habitants ne se supportent plus entre eux et cela crée des tensions.
La question, c’est donc : qu’est-ce qu’on fait ensemble ? Comment on refait du lien ? Aujourd’hui, il n’y en a que pour les cadres sup, qui sont dans un entre-soi. On entend que ceux pour qui ça va bien. Ça rend fou ! Alors, être ici, ça requinque un peu. Il nous faut reprendre la parole et nos vies en main. Ces rassemblements, c’est un essai. Mais c’est aussi une suite logique, car les gens en ont marre. Derrière, il n’y a pas que la question de la loi travail, c’est plus général : ça ne va pas dans notre société, on est coincé dans ce pays.
Il y a un peu du Occupy ou du Podemos dans ce qui est en train de se passer place de la République. Ce n’est pas du copier-coller non plus, c’est plutôt une inspiration. Pour le moment, ça patine un peu, mais il faut bien que ça commence. Je crois que cela peut déboucher sur du concret, quelque chose de long. Il faut qu’on se fasse confiance et, pourquoi pas, qu’on multiplie ces nuits debout partout en bas de chez nous. Je ne crois pas au grand soir. Mais je crois qu’il faut renverser la parole, redonner le pouvoir aux gens, et à force de répéter les choses, cela peut apporter du changement. C’est aussi une alerte à nos décideurs, une manière de leur signifier qu’il faut qu’ils nous écoutent. Les gens ont tant besoin de se parler ! Alors, pour tout cela, je serai là demain, et je reviendrai les jours suivants.»
Léo Lefrançois, 18 ans, est étudiant en sociologie à l’université Paris-8-Vincennes-Saint-Denis.
«C’est excitant de vivre ça en direct. J’étais trop jeune et je n’étais pas politisé quand on a commencé à entendre parler de Podemos en Espagne. Mais à l’époque, j’avais suivi ce que disait Stéphane Hessel, son appel "Indignez-vous". Depuis, je regrettais que ça ne vienne pas en France. J’aime la façon dont se structure le mouvement, toutes les opinions s’expriment et l’autocritique a sa place. Je trouve ce mode de fonctionnement intéressant, car les manifestations où tu marches, puis tu rentres tranquillement chez toi, commencent à me lasser. Là, on voit de nouvelles têtes que celles croisées en manif. C’est un laboratoire d’expériences politique.
Je ne suis pas syndiqué, ni encarté, mais je suis mobilisé depuis plus d’un mois contre la loi El Khomri. Et depuis quelque temps, je suis aussi engagé contre l’état d’urgence. El Khomri, ça a été la goutte d’eau venue s’ajouter à la précarité et au chômage qui augmentent. Il y a un sentiment global d’indignation. Moi je ne suis pas spécialement précaire. Mais le hashtag #onvautmieuxqueça sur Twitter m’a permis d’apprendre beaucoup de choses sur la situation de certains. Ça a libéré une parole un peu mise de côté. Un dialogue a pris. Ici, les gens discutent beaucoup. Maintenant, j’aimerais que cela débouche sur des actions concrètes dans des lieux stratégiques, sur une philosophie ou une déclaration commune, je ne sais pas trop comment le dire. Après, il n’y a pas de plan de route, même si on sait un peu là où on va. Il y a des solutions simples pour réduire la précarité, comme le revenu de base, le partage du temps de travail, ou bien aller chercher l’argent qui est dans les paradis fiscaux.
On va voir si on arrive à garder la place. Trop souvent, de telles initiatives ont été lancées et n’ont pas marché. Mais là, j’espère que le côté non partisan du mouvement sera un gage de réussite. C’est la garantie que cela ne soit pas récupéré. C’est important car il y a une méfiance assez grande à l’égard des partis ou des syndicats ici. Il y a un désir d’autonomie. Va-t-on créer quelque chose d’ici 2017 ? Je ne sais pas. Personnellement, je n’ai pas envie d’avoir à choisir entre Juppé, Hollande et Le Pen l’an prochain. Il y a une morosité générale, la politique ne donne plus envie. On est face à un système politique dépassé, non légitime aux yeux des gens, pas représentatif.»
Arthur, 20 ans, est étudiant à Paris-8 en sciences politiques.
«Je suis là depuis le premier soir d'occupation, après la manifestation du 31 mars et je suis aussi engagé dans le mouvement étudiant contre la loi travail. Pour l'instant, je coordonne la commission où l'on discute des actions que l'on veut mettre en place. Par exemple, on est allé interpeller samedi Anne Hidalgo lors d'un débat public, à l'Eglise Saint-Eustache, dont le thème était "Que peut la politique ?". Elle était sur une tribune devant une foule de badauds silencieux. C'est à l'opposé de ce que l'on veut faire. On est justement allé la voir pour lui dire que la vraie démocratie, c'est ici que ça se passe.
Dans le département de sciences politiques à Paris-8, ça fait un mois que nos cours sont suspendus, on est plusieurs de cette université à s’être engagés dans "Nuit debout". Mais ici, on est déjà passé à autre chose, on va se battre jusqu’au bout contre cette loi mais on ne rentrera pas chez nous ensuite. J’ai presque envie de leur dire merci de nous avoir rassemblés, de nous avoir réveillés.
Notre expérience de lutte depuis un mois à Paris-8, nous permet d’arriver avec des propositions d’organisation alternative. On essaye de ne pas reproduire les règles du jeu habituelles. Par exemple, on refuse les votes à une majorité de 50%. Nuit debout permet aussi de poser la question de la réappropriation de l’espace public par les citoyens. Anne Hidalgo n’a pas l’air de l’entendre comme ça quand elle dit qu’avec ce mouvement on «privatise» la place de la République. C’est tout l’inverse qu’il se passe. Ici, on débat, on essaye d’inventer autre chose, ensemble, sans étiquette, ni parti politique.»
Christophe, coordinateur socioculturel de 45 ans, est actuellement au chômage.
«Ça fait longtemps qu’on attendait ça ! J’ai participé au mouvement altermondialiste, aux forums sociaux et aux contre-sommets anti-G8. Je me suis aussi investi dans l’action des Indignés, notamment en participant à l’occupation de la Défense. Le succès de la Nuit debout est impressionnant. Malgré la météo, il y a un énormément de monde. Les gens ont envie de se réunir pour faire des choses ensemble. C’est festif, mais aussi très politique. On veut aller loin et fort.
Le fond du message, c’est le manque de démocratie. On veut pouvoir prendre des décisions localement et mettre en place la démocratie directe dans tous les quartiers. Une des actions urgentes que j’aimerais aussi lancer, c’est de créer des centres socioculturels pour les sans-abri et les réfugiés, afin d’appliquer de manière concrète ce qu’on défend : l’autogestion et l’autoéducation. L’idée de cette occupation, c’est de créer les conditions pour qu’émerge l’intelligence collective.»