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Nuit debout, le camp des possibles

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Dans plusieurs villes de France, des «indignés» ont investi l’espace public dans la foulée de la contestation contre la loi travail. «Libération» a passé quatre jours place de la République, à Paris.
Tentes, sono, infirmerie, cantine… la place de la République s’organisait, samedi soir, pour la troisième nuit consécutive. (Photo Martin Colombet. Hans Lucas pour Libération)
publié le 3 avril 2016 à 20h11

Après les skateurs, les citoyens désireux de rendre hommage aux victimes des attentats et les touristes, la place de la République, à Paris, a vu débarquer depuis quatre jours de nouveaux occupants. Ces «indignés», plutôt jeunes, ont investi les lieux après la manifestation du 31 mars contre le projet de loi travail. Nom de l'opération : «Nuit debout». Depuis, ils s'organisent, discutent, font la fête. «Les manifs, c'est bien, mais après, tout le monde rentre à la maison, explique Philémon, 17 ans. On voulait reprendre l'espace public.» Plus que la seule contestation du texte El Khomri, ces quelques milliers de personnes déjà passées par République veulent imaginer un autre modèle de société.

Jeudi : les débuts

Trempés par la pluie qui a rincé le cortège tout l'après-midi, ils sont quelques centaines à rallier la place de la République sur les coups de 18 heures. Les organisateurs du collectif Convergence des luttes, reconnaissables à leur brassard blanc griffonné au marqueur, s'affairent pour dresser chapiteaux et bâches. L'idée a germé fin février lors d'une réunion publique organisée par le journal alternatif Fakir.

Sous une toile verte gonflée par le vent, plusieurs dizaines de personnes lancent la «première assemblée citoyenne sur la place de la République occupée». Les thèmes de discussion sont mis au débat : comment permettre une «vraie désobéissance civile» ? Comment «vivre en communauté et sans argent» à Paris ? Au mégaphone, certains sont très remontés. Un jeune veut «virer ce gouvernement de criminels» qu'il souhaite ensuite «juger». Une militante dénonce les «violences policières» contre les lycéens.

Vers 19 heures, un camion sonorisé déboule sous les vivats. A quelques pas, l'économiste Frédéric Lordon prépare son intervention. Pour de nombreux opposants, il est la référence, celui qui tient un discours global d'opposition au système. Vers 22 heures, les concerts s'enchaînent : c'est au tour de HK et les Saltimbanks, groupe familier des luttes sociales, de prendre le micro pour une dizaine de chansons. Les militants continuent de converger et occupent désormais la moitié de la place. Pêle-mêle, on y trouve un stand de livres, une infirmerie, une cantine, une fanfare… Puis c'est l'heure de Merci patron ! le film de François Ruffin. Ceux qui ont déjà vu le documentaire sont invités à rejoindre une tente pour une «assemblée permanente», les autres s'assoient devant l'écran. Le groupe électrogène fait des siennes. Un léger retard, avant que les images finissent par apparaître. Les plus courageux pousseront l'occupation jusqu'aux premières lueurs du jour, avant d'être raccompagnés au métro, dans le calme, par les forces de l'ordre.

Vendredi : l’organisation

Le week-end commence et, à 22 h 30, l'assemblée est toujours en place. A l'angle du boulevard du Temple, ils sont plusieurs centaines de participants assis en rond. Chacun y va de son idée. Un jeune homme propose que des «cahiers de doléances» soient installés à la sortie des métros. Vient le tour de Joaquim : «Il faut s'inventer son propre langage. Chaque prise de parole est suivie d'un vote. On secoue les mains pour approuver. On croise les bras quand on est contre.» La majorité des propositions obtient 80 % de «pour», soit le seuil décidé collectivement en amont pour les valider. Alors que les débats s'étirent, certains, dans la foule, s'impatientent : «Balancez de la musique. Qu'on construise des chiottes ! Et un potager.» Plus loin, un autre souffle : «Sinon, on va tous à l'Elysée.» Certains chantent, rappent, jouent de la guitare ou du djembé pendant que d'autres refont le monde. «Le simple fait que des gens soient présents jusqu'à 4 heures du mat' pour penser une nouvelle société est une victoire», se félicite Jeanne, étudiante. Hormis quelques débordements isolés, l'atmosphère est bon enfant. A l'écart de la foule, les représentants des commissions chargées de l'organisation rédigent leurs comptes rendus. Dans un dortoir improvisé sur des palettes, certains se reposent. La foule se disperse progressivement, si bien que seule une centaine d'irréductibles tient jusqu'à 5 heures du matin. Au cœur des discussions, la crainte d'être expulsés par la police. Ça ne manque pas : les CRS font leur apparition au petit matin.

Samedi : les débats

Pour cette troisième soirée, l'organisation semble s'être rodée. A 18 heures, les débats reprennent avec une sono prêtée par l'association Droit au logement. En guise d'introduction, un jeune homme liste ce qui a déjà été fait : «On a un site internet, un journal qui a sorti son premier numéro, 20 Milles Luttes, et surtout on a libéré la parole.» Puis, à tour de rôle, les référents des différentes commissions (actions, animations, logistique, etc.) improvisent un point d'étape. A quelques pas, à l'accueil, les nouveaux venus sont invités à s'inscrire pour participer ou être informés. Un jeune homme souhaitant se faire appeler Camille, comme de nombreux occupants des zones à défendre (ZAD), réinvente l'acronyme : «On aimerait bien transformer la place en "zone d'activité dissidente". C'est une idée qui germe. Mais pour le moment, la seule chose qui a été votée, c'est qu'on n'a pas d'étiquette et que nous n'en voulons pas.»

Y a-t-il un parallèle avec Podemos ? «On est parents par le principe d'occupation d'un lieu. Mais on a décidé que l'on ne créerait pas de parti politique.» A côté de lui, un homme se pointe. Il explique avoir été attiré par le caractère «populaire et spontané» du mouvement. Et ce, même s'il est plutôt favorable au projet de loi El Khomri. «En AG, on a décidé qu'on était contre», lui fait savoir «Camille». Avant d'ajouter : «Mais tu as le droit. C'est aussi ça, la démocratie.»

A 20 heures, alors que l'assemblée générale est en cours, une cinquantaine de personnes décident de rendre visite à Anne Hidalgo, qui s'exprime dans un débat public à l'église Saint-Eustache (Ier arrondissement). Par grappes de dix, ils quittent la place discrètement, «pour éviter d'être repérés par la police». Sur l'estrade, la maire de Paris est prise de court. Interpellée sur les interventions matinales des forces de l'ordre pour déloger les occupants de République, elle esquive : «Je suis très heureuse que la ville ait cette vitalité.» Victor Sidier, 20 ans et une (grande) gueule d'ange, parvient à grimper sur la scène. Il s'approche d'Edwy Plenel, le directeur de Mediapart organisateur du débat, qui lui tend son micro-cravate : «Anne Hidalgo dit qu'on "privatise" la place de la République. C'est tout l'inverse qu'il se passe. Ici, on débat, on essaye d'inventer autre chose, ensemble, sans étiquette ni parti politique.» Retour à «Répu» pour une nuit qui ne sera troublée que par l'irruption d'une dizaine de militants d'extrême droite, rapidement évacués par les policiers.

Dimanche : et demain ?

Dans l'après-midi, et cette fois sous un soleil printanier, plus d'un millier de citoyens recommencent à affluer. A priori, c'est le dernier jour d'occupation autorisée de la place. Mais les participants ont bien l'intention de prolonger le plaisir, comme d'ailleurs dans 22 autres villes de France. «On ne rentre pas chez nous», proclament-ils.