Al'université Paris-VIII à Saint-Denis, les journées de mobilisation commencent souvent par un subtil jeu du chat et de la souris entre la sécurité de l'établissement et les étudiants. Ils sont une cinquantaine à 7 heures du matin, mardi, pour constituer un amas de chaises, tables et poubelles aux points d'entrée les plus chauds. «On n'est pas assez ce matin», s'inquiète Mathis. Pendant que l'effort est concentré sur l'entrée principale, l'administration tente d'ouvrir une grille dérobée. Après un petit affrontement musclé avec les agents de sécurité de l'université, les étudiants parviennent à la condamner.
«Je ne veux pas me demander toute ma vie si j'ai les moyens de m'acheter de la viande ou du poisson», déclare Bettina, étudiante en sciences politiques. Avec elle, Milena, 27 ans, enseignante vacataire, elle-même en grève : «Vivre soi-même la précarité n'est pas forcément ce qui pousse les étudiants à manifester, il y a des tonnes d'autres raisons de vouloir s'engager.» Milena, perfecto sur les épaules et K-Way noir par-dessus, est chargée d'un cours intitulé «Action et participation politique». «C'est un peu les travaux pratiques ce matin», rigole Bettina, adossée à une porte que l'administration tente d'ouvrir. Ce sont les départements de philosophie, sociologie et sciences politiques qui sont les plus mobilisés depuis un mois. Le bâtiment C accueille désormais les étudiants engagés contre la loi travail. C'est là que sont invités des travailleurs de Saint-Denis et des environs. C'est un des objectifs de la journée : la convergence des luttes.
«Corvéable»
Les débats commencent vers 10 h 30 avec un salarié de L'Oréal qui rappelle la raison de la colère : «Cette loi redonne le pouvoir aux patrons pour qu'on soit corvéables à merci.» Sont présents des fonctionnaires de la ville, des enseignants du secondaire, des agents de la RATP ou de la SNCF, entre autres.
Deux heures plus tard, le cortège part derrière deux banderoles pour un petit tour, avant de prendre le métro et de rejoindre la manifestation parisienne. A pratiquement 200, ils marchent en direction du centre de Saint-Denis. «C'est important de mobiliser au niveau local, car c'est dans ce département déjà précarisé que les gens seront les plus touchés par la loi travail», s'inquiète Martin, 31 ans. En collant quelques stickers sur le chemin, ce professeur dans le secondaire égraine les plans sociaux qui frappent les entreprises de la ville «de Franprix à la piscine La Baleine»…
Jordan, en deuxième année de master de sociologie, insiste sur l'importance du mouvement dans leur vie étudiante : «On a mis en place des projections, des cours alternatifs où l'on discute, par exemple, des différents concepts de racisme ou des oppressions de genre.» L'un de leurs professeurs a invité Pierre Jacquemain, le conseiller politique de Myriam El Khomri qui a claqué la porte du ministère, car opposé à la loi travail. «Ce sont des moments rares que l'on vit, assure l'étudiant, les amphis sont bondés, on veut produire du savoir et discuter sans cesse.»
«RMI»
«La loi travail, c'est marche ou crève, Saint-Denis répond grève, grève, grève», chante les manifestants, arrivés place de la Bastille pour le départ à 14 heures. Dans le cortège, Miguel, étudiant en troisième année de sociologie, assure avoir eu l'occasion de connaître la pression d'un management «agressif». Il a travaillé pour la «banque de PSA», qui s'occupe du financement de l'entreprise automobile. «C'est ce qui m'a fait changer de voie [et faire de la sociologie]», explique-t-il.
Sur le trajet vers Denfert-Rochereau, Milena et Bettina portent la banderole («La bourgeoise au RMI, le patronat au RSA»). Derrière eux, le cortège donne de la voix malgré leur petit nombre cette fois-ci. Quelques étudiants se sont déjà donné rendez-vous à République pour rejoindre «Nuit debout». Histoire de prolonger encore un peu un moment «précieux».