Mardi, 22 heures. La nuit est tombée pour de bon sur la place de la République, à Paris. Depuis maintenant quatre heures, près d'un millier de personnes participent à l'assemblée générale du mouvement Nuit debout. La foule, studieuse, est assise en cercle, les yeux rivés sur une tribune de fortune où les intervenants se succèdent. Durée maximale des prises de parole : deux minutes, une limite souvent dépassée. Les débats sont longs, souvent approfondis, parfois plus terre à terre. Animés, en tout cas. La modératrice propose de clôturer, bientôt, l'assemblée générale, et de passer à la projection du film Comme des lions, qui retrace la lutte des ouvriers de l'usine PSA d'Aulnay-sous-Bois. Mais certains veulent continuer les discussions. Trois chiffres sont soumis à l'assemblée : 30, 60 ou 90 minutes supplémentaires. Des centaines de mains se lèvent et s'agitent pour la deuxième solution. A la tribune, on estime à vue d'œil que les 80 % de voix favorables (soit le seuil de validation fixé quelques jours auparavant) sont atteints. C'est reparti pour une heure de rab, durant laquelle on parlera, entre autres, de monnaie citoyenne, de revenu de base et du danger de la personnalisation du mouvement. Sur la liste d'attente, 40 personnes encore souhaitent s'exprimer.
«Amour et révolution»
Depuis une semaine, la place de la République est comme enivrée de paroles. Les mêmes mots reviennent. «Ici, on est vraiment libre», explique Sarah, 20 ans, étudiante à l'école du Louvre. Lydia, traductrice au chômage de 36 ans, a l'impression de voir les gens «prendre vraiment les choses en main, en testant, en se faisant confiance». Les participants, plutôt jeunes, s'accordent : le «système électoral», la «politique politicienne», «les partis» ne les représentent plus. Ils ont soif d'autre chose, «d'horizontalité». Les débats de plusieurs heures, ils en redemandent. «Ici, même les gens qui ne sont pas à l'aise à l'oral se sentent écoutés», salue Thibaut.
Si l'opération s'est lancée dans le sillage des manifestations contre le projet de loi travail, les revendications sont bien plus larges. Le public aussi est hétéroclite. Il y a les militants aguerris (pour les réfugiés, contre l'état d'urgence) qui attendaient cette occupation avec impatience. «Etre ensemble, ça requinque», résume Christophe, un habitué des luttes altermondialistes. Ce sont eux les plus à l'aise au micro. On trouve aussi les «néo-hippies», comme ce jeune homme venu poser son combi sur la place et qui propose, sur une affichette : «Bières à prix libre, jeux de société, amour et révolution». Sans oublier une part importante de curieux, pas forcément politisés, mais à l'attention bienveillante. Ainsi croise-t-on des familles du quartier, qui écoutent les débats tout en gardant un œil sur leurs bambins à l'atelier peinture. A quelques pas de là, les vendeurs de sandwichs et de boissons à la sauvette s'organisent, un peu à l'arrache. Un homme revient de la supérette du coin, le chariot rempli de canettes diverses.
En ce «36 mars», selon le calendrier utilisé par Nuit debout depuis le premier rassemblement du 31, le lancement de l'AG a des airs de routine : dans une certaine improvisation, on rappelle les modalités de vote et l'existence des différentes commissions (logistique, actions, international, accueil et sérénité, etc.). Le tour de parole finit par s'organiser, selon un rituel bien rodé. Pour marquer son approbation, son désaccord ou sa lassitude, l'assistance est invitée à utiliser des gestes de la main. L'idée est ainsi d'éviter un brouhaha permanent et de faciliter les échanges. Un migrant soudanais prend le micro. Il raconte avoir dormi «sous un pont» parisien de longues semaines et demande «l'aide de tous» : «On ne peut plus partir de France. On veut rester. Sachez qu'on vous aime tous !» Un autre revient sur le combat des travailleurs sans papiers avant de faire entonner un «Solidarité avec les réfugiés !» au public. Dans la foule, on écoute attentivement, on encourage. Sans surprise, le vote sur la «régularisation de tous les sans-papiers et migrants sur le territoire français» est validé. Plusieurs fois, les questions d'immigration et de discriminations, notamment contre les musulmans, sont abordées. Un homme dénonce les «guerres menées par nos gouvernements et l'horreur économique créée par nos multinationales». Pour certains, il faut même installer un camp sur la place afin de «protéger les réfugiés» à la rue. Le ballet des mains qui gigotent reprend de plus belle.
Autre gros chapitre à l'ordre du jour : les violences policières. A la suite des arrestations, en marge de la manifestation des lycéens et étudiants, un homme suggère d'aller «tous ensemble là où nos camarades sont retenus». Ceux qui veulent participer sont invités à se retrouver à côté de la garderie pour un départ groupé vers le commissariat, situé dans le Ve arrondissement. Un participant belge met toutefois en garde : «On n'est pas encore structuré et organisé.» Et de donner quelques conseils pratiques aux volontaires : «Il faut être soudés, avancer pacifiquement, se tenir les bras.» Avec cette opération délocalisée qui se terminera par un blocage du boulevard Saint-Germain dans la nuit, la lutte devient un peu plus concrète. Une envie d'action souvent mise en avant par des intervenants, lassés par des échanges qu'ils jugent répétitifs.
En banlieue et en province
Pour l'heure, à République, les tours de parole se prolongent. La proposition de voter la «fin des violences policières» est validée. Celle visant à bannir la consommation d'alcool sur l'agora se voit en revanche opposer plusieurs bras croisés, symboles de refus. Pêle-mêle, on évoque les OGM, le traité transatlantique, la dette française ou encore l'enseignement scolaire. Une parent d'élève de Saint-Denis (93) dénonce le désengagement de l'Etat dans les écoles de banlieues et appelle à «occuper l'espace public et agréger nos luttes». L'idée d'inscrire la langue des signes comme langue officielle dans la Constitution remporte un gros succès. D'ailleurs, toute l'AG est traduite pour les malentendants depuis l'estrade. La modératrice du débat se réjouit : «On vote plein de trucs ce soir.» Mais à la tribune, François Ruffin, le réalisateur du documentaire Merci patron ! projeté sur la place il y a une semaine, pointe un écueil : «Comment sortir ici de l'entre-soi ?» Une femme lance l'idée d'un Nuit debout en banlieue. Sur les réseaux sociaux, plusieurs rendez-vous sont déjà pris pour les prochains jours. Dans une trentaine de villes de province (de Toulouse à Marseille, en passant par Redon et Tulle) mais aussi à l'étranger, où des initiatives, en Belgique et en Espagne, ont été lancées.
Marianne, 52 ans, cadreuse audiovisuel «Ça circule, ça discute, ça rêve, ça palpite»
«C’est la première fois que je passe à République depuis que Nuit debout existe. Je n’ai pas pu m’en empêcher. Je regardais ça sur les chaînes d’information en continu et je lisais les comptes rendus dans les journaux. C’est un endroit où ça bouge, ça circule, ça discute, ça rêve, ça palpite. Ce qu’on arrête tous de faire malheureusement. Si j’avais 20 ans, je serais là tout le temps. J’aime l’idée qu’il puisse se passer quelque chose et je sens que ça peut arriver à partir d’ici.C’est pas encore sûr que je trouve ma place,mais j’ai envie d’essayer. Je vais participer à ma première assemblée générale, j’ai cru comprendre qu’ils faisaient des signes pour donner leur avis, j’ai hâte de voir ça. Et puis je suis aussi venue parce que mon fils m’en a parlé, il vient tout le temps, lui. J’ai peur du moment où il va me dire qu’il s’installe vraiment là. Mais en même temps, je serai heureuse pour lui.»
Roxanne, 29 ans, en recherche d'emploi «Je me demande juste si ça sera efficace»
«Je suis venue accompagner mon mec qui est en train de réaliser un dessin à la craie sur la loi travail. Il n’a pas eu à me convaincre, ça allait de soi.Habituellement, je ne suis pas trop du style à militer. Quand j’ai vu la nouvelle sur Google Info, je me suis dit: «Qu’est-ce que c’est encore que ce truc?» Mais même si je suis un peu sceptique pour l’instant, je trouve l’initiative bien. J’ai eu l’occasion de rencontrer quelques personnes, c’est agréable. Je me demande juste si ça sera efficace. Est-ce que ça va impacter sur la politique? Les choses vont-elles vraiment changer? Peut-être que le mouvement devrait être plus encadré. Pourquoi pas avec un leader, une grosse tête qui fasse le poids? Personnellement, ce qui m’indigne, c’est le problème du chômage. Même les pistons sont bouchés. Pourtant je suis diplômée et pas bête, c’est pas normal!»
Renan, 22 ans, étudiant en histoire «Construire ensemble quelque chose de fort»
«Je suis arrivé dès le premier jour et je n’arrive pas à m’empêcher de passer chaque jour trois-quatre heures. Je suis ici pour imaginer autre chose, j’ai manifesté contre la loi travail, mais ce n’estpas la raison principale de ma présence. Je voudrais qu’on construise ensemble quelque chose de fort, même si ça prend des mois. Je me rends compte que c’est un peu utopiste,mais c’est pas grave. Je voudrais qu’il y ait toujours du monde ici, qu’il y ait une assemblée générale permanente. Ça me fait du bien de venir écouter les autres, de rencontrer des gens passionnants. Je n’ai pas encore pris la parole,mais je le ferai peut-être bientôt. Ici, personne ne t’oblige à agir, tu viens pour y faire ce qui te plaît. J’essaye de dire à tous mes amis de venir,mais ils ne comprennent pas pourquoi j’y passe autant de temps. Je n’ai jamais été militant ailleurs, mais cette forme d’action me convient vraiment.»
Photos Martin Colombet.Hans Lucas