Quand elle ne fait pas tourner sa bague à l’infini autour de son doigt, Rajae Gueffar s’applique à tresser une longue mèche de cheveux noirs tombant sur son visage. Quelques fois, ce sont ses ongles qu’elle fait claquer l’un contre l’autre, pour servir d’exutoire à ses angoisses. Jamais, en revanche, ses pieds tremblants, lovés dans des babouches jaunes, ne cessent de battre le sol à un rythme tachycardien. L’histoire de Rajae Gueffar, salariée du nettoyage, est celle d’une dégringolade brutale. Venue d’Algérie, en 2001, pour s’installer à Agen (Lot-et-Garonne), elle avait pourtant encaissé, combative, les mauvais coups de la vie : des dettes, une séparation, la perte d’un proche, l’hospitalisation d’un autre. Car la quinquagénaire s’accrochait à une chose : son travail. Jusqu’au 20 décembre 2015.
Ce jour-là, elle se rend en gare d'Agen. Mais pas pour partir en voyage. C'est ici que, depuis presque quatorze ans, elle brique les trains pour la société Onet, prestataire de la SNCF. Le tout en CDI, 35 heures par semaine pour 1 500 euros mensuel. Des conditions «plutôt bonnes», note cette mère de famille qui s'occupe seule de ses deux fils, 24 et 30 ans mais au chômage. Sans oublier la famille au pays. Mais, ce dimanche-là, alors qu'elle débarque sur les quais, elle tombe sur un collègue occupé à «faire [s]on travail» à sa place . Elle passe un coup de fil à un responsable et le couperet tombe : «Il m'a dit que j'allais être licenciée. Ça a été le choc. J'ai tremblé, j'ai pleuré.»
Deux jours plus tôt, il y avait bien eu cet avis de lettre recommandée dans sa boîte aux lettres qu'elle n'était pas allée chercher, faute de temps, dit-elle. Quelques jours auparavant, elle avait aussi été convoquée par un chef pour un entretien préalable à sanction disciplinaire pouvant aller jusqu'au licenciement. Son erreur : avoir traversé les voies, le 9 novembre, en empruntant le passage plancher, et non le souterrain, comme le veut le plan de sécurité. «Ce jour-là, j'étais pressée. Et puis personne ne m'avait dit que si je traversais ainsi, j'allais être licenciée», explique-t-elle.
Face à son employeur, le jour de l'entretien, elle est seule, sans syndicat. Comme bon nombre de salariés du secteur du nettoyage, isolés chez les donneurs d'ordre, elle ne s'est jamais syndiquée. «Je me disais : "A quoi bon, puisque je faisais bien mon travail."» Dans son dossier, quelques courriers et rappels à l'ordre sur les consignes, en début de carrière, mais rien de bien méchant. Et jamais de sanctions. Mais pour Onet, cette fois, la faute est grave. «Lorsqu'elle a traversé les voies, le picto rouge était allumé et un signal sonore demandait aux voyageurs de s'éloigner du quai. Elle a mis sa vie en danger, mais aussi celles des autres», explique Philippe Lhomme, directeur délégué au réseau services chez Onet. Et d'ajouter : «En termes de sécurité il n'y a pas de demi-mesure. Les consignes sont rappelées sans cesse aux salariés par courrier.» Ce document, Rajae Gueffar explique l'avoir bien paraphé, mais à la va-vite, alors qu'«il fallait être expert pour le comprendre». La direction, elle, insiste sur des refus répétés de sa part pour les signer.
Près de quatre mois après son licenciement, lestée de dix kilos, les traits tirés par les nuits sans sommeil, la salariée tourne en rond. Pour tuer le temps, elle regarde des comédies. La dernière qui l'a fait rire ? Intouchables, d'Olivier Nakache et Eric Toledano. Mais la faire causer d'autre chose que de ce boulot, dont elle parle au présent, relève de l'impossible. En boucle, elle répète : «Je fais bien mon travail. Même malade, j'y vais.»On songe à l'état des rames saccagées, le matin, le temps d'un Paris-Agen, par une flopée de scolaires experts en émiettage de chips et en geysers de soda. On l'interroge sur un quotidien qu'on imagine rude. Tout juste concède-t-elle, un certain «mal au dos, à force de se baisser», des toilettes parfois très sales, du vomi à nettoyer. Sans jamais se plaindre. «Ce travail, c'est ma vie.»
De quoi mettre en colère un ancien responsable de la gare d'Agen qui décrit une «histoire con» qui aurait dû se terminer, tout au plus, par une brève mise à pied. La protagoniste ? Une simple salariée «attachée à son travail, ponctuelle, très discrète». De ceux qui ne veulent pas se faire remarquer et qui, comme pour s'effacer un peu plus, s'excuse en permanence. Dans son salon à la déco mi-orientale mi-classique, à peine est-on installé devant un café que Rajae Gueffar a déjà demandé l'absolution à trois reprises. Pour le ménage soi-disant négligé de sa petite villa qui affiche son nom avec fierté sur la façade, «Exil», et qui, du reste, est parfaitement tenue. Pour son français, aussi, qu'elle «exprime mal». Puis, pour son absence, une poignée de minutes, pour la prière musulmane de 13 heures.
Reste que ces derniers temps, la timide n'a pas eu le choix : elle a dû s'exposer. Car cette «introvertie au fort caractère» est devenue un symbole, désormais épaulée par Thomas Portes, président des Jeunes Communistes du Lot-et-Garonne et membre de la CGT cheminot. La mobilisation, d'abord locale, s'est accélérée. François Ruffin, le réalisateur de Merci Patron !, documentaire qui raconte le combat d'un couple de licenciés du groupe LVMH, a publié une interview filmée d'elle. Pierre Laurent, le secrétaire national du PCF, a dénoncé, à son tour, dans une vidéo, un licenciement «scandaleux» : «Nous avons là un cas de ce qui se passerait avec la loi El Khomri si elle était généralisée. Des salariés qui peuvent être jetés comme des Kleenex par un employeur sans qu'il ne se passe rien.» Une caisse de solidarité a été lancée. Deux chèques à la main, l'un de la CGT cheminot du Lot-et-Garonne, l'autre d'une Parisienne, Rajae Gueffar n'en revient pas de tant de «gentillesse». Mais l'urgence pour elle, c'est le travail, car «rester à la maison, ça [la] rend malade».
A Pôle Emploi, qui lui verse une petite allocation, on lui a dit qu'on lui proposerait des offres. «Quelques heures de ménages à droite, à gauche, tout au plus. Il n'y a rien d'autres ici», prédit-elle. A Agen, le taux de pauvreté dépasse les 23 %. Et les postes comme celui de Rajae Gueffar sont convoités. «Ici, le moindre job est très important», souligne un autre de ces soutiens qui se demande si elle n'a pas été victime d'un règlement de comptes. Pour l'heure, elle prépare son dossier prud'homal. «On est dans un état de droit. Si elle veut aller devant les prud'hommes, nous serons favorables à la conciliation. On est ouvert à toutes les discussions», assure Philippe Lhomme. «Si madame Gueffar est réintégrée, ce sera un peu la victoire de tous ceux qui se battent contre la loi travail, prévient, de son côté, Thomas Portes. Les patrons ne sont pas des êtres tout puissants qui peuvent rayer les gens d'un trait de plume.»
29 avril 1965 Naissance en Algérie.
2001 Arrivée en France.
2002 Agente d'entretien à la gare d'Agen.
9 novembre 2015 Traverse la voie ferrée, au lieu d'emprunter le souterrain.
20 décembre Apprend son licenciement.
Photo Philippe Guionie. myop