Deux mondes que tout oppose et que rien ne semble pouvoir rassembler se sont entrechoqués pendant deux semaines devant la cour d'assises de Paris. Pour qu'ils se croisent, le 8 septembre 2011 dans le golfe d'Aden, il a fallu que neuf Somaliens attaquent un catamaran français, le Tribal Kat. Son skippeur, Christian Colombo, est tué lors d'un échange de tirs pendant l'assaut et son corps jeté à la mer. Son épouse, Evelyne, sera retenue deux jours sur une barque.
L'année 2011 semble déjà aussi loin que les rivages du Puntland, au nord-est de la Somalie, d'où sont partis les sept grands gaillards en survêtement. Serrés comme des sardines dans le box des accusés, ils risquent la perpétuité. La cour désigne chacun par un numéro plutôt que leur nom, un juré demande l'âge de majorité en Somalie, des enquêtrices de personnalité constatent que la famille des accusés est «injoignable», un huissier bâille devant la lenteur des échanges traduits. Enfin, Evelyne Colombo maintient son regard loin de ses ravisseurs, blottie entre ses deux filles sur le banc des parties civiles.
«Ni routes ni maisons»
Jusqu'à leur interpellation par un commando espagnol deux jours après l'attaque et leur incarcération dans les prisons françaises, les sept pirates vivaient dans un monde «où il n'y a pas d'Etat mais beaucoup de violence», où «il n'y a ni routes ni maisons à étages» et où «les enfants vont à l'école si la famille est riche», insiste Brug, appuyé sur une béquille depuis une blessure d'enfance. Comme ses voisins, il a la voix basse et les yeux baissés, mais lui s'effondre quand il évoque sa détention. Cireur de chaussures à 11 ans puis pêcheur, il gagnait de l'argent en vendant des thermos de thé. «Les enfants pleuraient parce qu'ils avaient faim, je ne pouvais rien leur donner. Les gens demandaient de l'aide aux autres. Je vous en prie, je ne peux plus parler de ma vie.» Est-il né en 1980 ou en 1990 ? «Je ne peux pas vous dire.» Ahmed le gardien, Farhan le pêcheur, Mohammed le chauffeur, Saïd le cueilleur d'encens, Mohammed le tailleur de pierres et Farhan le mécanicien le répètent : «la vie était difficile», «il fallait survivre».
Atténuer la peine par ces circonstances sera la stratégie des quatorze avocats de la défense (deux par accusé), jeunes pénalistes pour la plupart exercés aux «affaires de Somaliens» avec les procès de deux autres actes de piraterie contre le Ponant (2012) et le Carré d'As (2013). «Je dormais dans le garage où je travaillais», raconte Farhan le mécanicien, pas encore majeur au moment des faits, selon lui, et que les autres surnomment «le Petit». «Parfois je mangeais, parfois non.» La voix du président, Philippe Jean-Draeher, retentit : «Vous n'avez pas eu la malaria ?
- Presque tout le monde a la malaria.»
«Cette vie était plus dure que celle que j'ai maintenant, même en prison», dit Farhan le pêcheur. Il est né «dans un endroit désert où il y a des bergers», quelques années avant la guerre civile somalienne, qui dure dans l'oubli depuis 1991. «Ça n'existe pas ici, mais chez nous on se déplace avec le bétail pour chercher un endroit où il y a des pâturages et où il n'y a pas de combats. On peut prendre une arme pour trouver à manger.» Ahmed ajoute : «Quand on regardait le ciel, on savait que la sécheresse viendrait. On perdait le cheptel et on se retrouvait sans rien. On marchait de grandes distances pour trouver de l'eau. Parfois on en trouvait, parfois pas.»
C'est au tour de Saïd. «J'ai beaucoup souffert et je ne suis pas responsable de cette souffrance. J'ai été victime, moi aussi.» Evelyne Colombo tique. «J'ai traversé la mer pour gagner de l'argent, j'étais toujours endetté. Je ne me reposais jamais. Il fallait marcher quatre jours pour toucher l'aide humanitaire et quand je suis arrivé, il n'y avait plus rien. J'aimerais apprendre un métier en France car c'est un pays qui existe.
- Pensez-vous que votre fiancée vous attend ? demande son avocate, Me Julia Katlama.
- Je ne pense pas. Elle va refaire sa vie. Cette affaire, c’est une honte.»
Mohammed M.-F. veut dire «la vérité» : deux hommes nommés Shine et Abdulaye les ont recrutés sur une barque comptant six kalachnikovs et un lance-roquettes. Parfois en leur précisant l'objectif réel de la mission, parfois en prétextant un transport de passagers clandestins. «Je voudrais évoquer ce que vit la victime. Je lui demande de me pardonner.» Evelyne Colombo regarde ailleurs. Mohammed A.-H. reconnaît qu'il savait, mais assure n'avoir ni tiré ni volé. Les dénonciations commencent, avec la peur d'en dire trop ou pas assez aussi.
Brug pleure. «Quand j'ai vu le sang versé, j'ai pensé : "tu ne sortiras pas de là vivant". Shine et Abdulaye ont jeté le corps de Christian Colombo à la mer. Il n'y avait pas de place pour discuter. Je ne sais pas si elle pourra me pardonner cette souffrance qui ne la quittera jamais.» Evelyne Colombo regarde les jurés, une de ses filles prend des notes.
«Je n’ai pas réalisé»
C'est dans un tout autre monde que vivait cette frêle femme aux cheveux gris coupés court. A la fin des audiences, elle remercie le colonel chargé des recherches, tandis qu'Alain, ancien militaire comme son frère Christian, tee-shirt bleu et jaune ciglé «Tribal Kat», lui touche le bras. Après quatre longues journées passées en silence, Evelyne Colombo prend enfin la parole. Elle dit n'avoir pas vu grand-chose, enfermée qu'elle était dans le cockpit du catamaran puis cachée sous une bâche. «Si Christian se sortait de son cancer, nous partions. La condition était que les filles soient indépendantes. S'il disait : "on le fait pas", j'étais ravie ; s'il disait : "on le fait", j'étais ravie aussi. Je trouve vraiment dommage qu'on ne nous ait pas laissé aller au bout de nos rêves. Des risques, on en a pris, mais ça ne méritait pas un tel châtiment.»
Elle tremble dans son foulard rose, sanglote, se reprend pour raconter comment ce monde a volé en éclats. Le journal de bord où elle note «16 h 15 : Christian décédé», le corps de Christian bloqué par une chaise sur le pont, la boîte de thon qu'on lui donne à manger, le sommeil qui l'assomme, et puis l'alliance, la montre, les vêtements volés - «et le stylo Mont-Blanc !» ajoute le président. «C'est confus, je pense que j'ai perdu toute notion. J'avoue que j'ai p'têt eu peur. Je n'ai pas réalisé que j'allais partir avec eux. J'ai voulu aller vers le corps de Christian, mais ils m'en ont empêché. J'évitais de les regarder.»
Gérard Navarin, ancien président du yacht-club de Toulon et vieil ami de Christian, raconte un monde de voyages et de missions humanitaires, de compétitions de voile. «On ne voit pas bien pourquoi attaquer des gens qui partent découvrir le monde. En homme libre, on peut faire des navigations partout, sans se préoccuper de savoir s'il y aura des pirates. Je regrette que la mer ne soit plus libre et que des pirates puissent empêcher les rêves.»
«Nous nous sommes rencontrés fin 2009. Christian était attiré par la Malaisie, moi c'était plus Madagascar», poursuit Frédéric Marty, une barbichette, le teint hâlé, une veste jaune et un brin de culpabilité dans la voix. Ils traversent ensemble la mer Rouge «type vacances», passent les soirées l'un chez l'autre. «La descente du golfe d'Aden devenait faisable» : les sites internet visités recensaient peu d'attaques en 2011. Pour défendre leurs rêves, les deux copains cherchent à se fournir en armes auprès du trouble milieu qui navigue dans le port d'Aden à l'été 2011, en pleine révolution yéménite. «Pour faire les courses en ville, on prenait un guide. Puis on s'est demandé si c'était judicieux d'avoir une kalach.» A bord du Tribal Kat, il y aura finalement un pistolet de secours - «un gadget acheté il y a vingt ans», précisera Evelyne Colombo.
«C'est un dernier huis-clos entre vous, remarque son avocat, Me Lionel Moroni.
- Leur nom, je les sais pas, je peux dire les numéros, répond-elle. L'un d'entre eux cherche mon regard depuis le début du procès, mais je l'évite.
- Qu’attendez-vous de ce procès ?
- Je n'ai pas réfléchi à la question. J'aimerais peut-être me sentir victime, parce que dans ma tête, c'est lui [Christian, ndlr] la victime, depuis quatre ans, parce qu'il n'est pas là.»
Lors de son deuxième passage à la barre, elle ne regardera toujours pas ceux qu'elle nomme les «assassins» et dont elle refuse les excuses.
Depuis 2011, les actes de piraterie dans le golfe d'Aden ont diminué. Brug, les deux Farhan, les deux Mohammed, Ahmed et Saïd ont appris un peu de français en prison. Ni le corps de Christian Colombo ni ceux de Shine et d'Abdulaye, tués dans l'assaut, n'ont été retrouvés. Frédéric Marty vit désormais à Madagascar, Evelyne Colombo porte à nouveau son alliance. Mis en vente, le Tribal Kat rouille dans la rade de Toulon. La sécheresse et la guerre, elles, continuent de s'abattre sur la Somalie.
L’avocate générale a requis à l’encontre des Somaliens des peines de seize à vingt-deux ans de prison, ainsi qu’une interdiction définitive du territoire.