On connaissait les dérives des Renseignements généraux (RG) et les vicissitudes de la Direction centrale du renseignement intérieur (DCRI), devenue Direction générale du renseignement intérieur (DGSI), accusés en leur temps d'avoir fait surveiller des journalistes ou des opposants politiques. On découvre aujourd'hui que la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) pourrait elle aussi avoir servi à des opérations d'espionnage politique. Selon le Monde, le service de renseignement aurait en effet surveillé les téléphones et l'adresse internet de Thierry Solère, ex-rival de Claude Guéant aux législatives de 2012 dans les Hauts-de-Seine. «Des moyens de la DGSE ont été utilisés, hors de tout contrôle», affirme le quotidien, qui précise que Thierry Solère a été espionné dès son exclusion de l'UMP, le 20 mars 2012. Une surveillance interrompue «après la découverte fortuite de son existence par la direction technique de la DGSE», précise le Monde.
Des révélations doublement surprenantes. D’une part car la DGSE est censée surveiller uniquement des cibles étrangères. Et d’autre part car le service est placé sous l’autorité du ministère de la Défense, et n’avait donc aucune raison d’obéir à Claude Guéant, alors ministre de l’Intérieur. Si elle est avérée, cette affaire n’en illustre pas moins l’instrumentalisation d’un service de renseignement à des fins politiques sous le quinquennat de Nicolas Sarkozy.
Un soupçon de plus ?
Claude Guéant assure n'avoir jamais demandé «à qui que ce soit» de surveiller Solère, son rival victorieux. Mardi soir, il a réclamé au ministre de la Défense «de diligenter une enquête et éventuellement de saisir la justice».
Quand il décide, fin 2011, de se faire élire député de Boulogne-Billancourt, Claude Guéant est encore l'un des hommes les plus puissants de la République. Ministre de l'Intérieur depuis février, il a été, pendant quatre années, l'omnipotent secrétaire général de l'Elysée. Au cœur de tous les arbitrages politiques, il a tellement de pouvoir qu'on le surnomme le «vice-président». Son patron Sarkozy se fait un plaisir de le pousser sur le devant de la scène, aux dépens du Premier ministre François Fillon. Aujourd'hui cité dans une bonne demi-douzaine d'affaires, son nom était synonyme de droiture quand il s'est installé à l'Elysée. «Il était, disait-on, le meilleur préfet de France», rappelle un ancien ministre. Un quinquennat plus tard, il a tant pris goût à la politique qu'il décide se présenter aux élections législatives. Selon Solère, Charles Pasqua, décédé depuis, aurait alors formulé en privé l'hypothèse qu'il était surtout à la recherche d'une «immunité parlementaire».
Officiellement investi par l'UMP, Guéant a vainement tenté de dissuader son jeune concurrent Thierry Solère. Peine perdue. Très bien implanté à Boulogne dont il est conseiller général depuis 2004 et premier adjoint au maire, le dissident Solère, exclu de l'UMP, mène campagne contre le ministre «parachuté». Devancé au premier tour, il l'emporte au second grâce au renfort des voix de gauche, mobilisées dans une sorte de front républicain anti-Guéant. Quelques semaines plus tard, le député Solère réintégrait le parti par la grande porte. Aujourd'hui président de la commission d'organisation de la primaire, il compte parmi les valeurs montantes de la droite. Avec son avocat, il décidera ce mercredi d'un éventuel dépôt de plainte contre X.
Interrogé par Libération, il ne désigne pas formellement Claude Guéant. Mais se dit «troublé» par les explications fournies au Monde par l'ex-préfet Hugues Moutouh, collaborateur de l'ancien ministre. Tout en soulignant que l'utilisation des moyens de la DGSE à des fins politiques ne serait «pas acceptable», ce dernier justifie, «sur le plan des principes», que l'Etat protège «son plus haut représentant, le président de la République». Il se trouve, souligne Moutouh, que Solère est très proche de Jean Sarkozy, fils cadet de l'ancien chef de l'Etat, élu, comme lui, du département des Hauts-de-Seine. Il ne serait donc «pas anormal de veiller à ce que les entourages du pouvoir soient hors de tout soupçon», conclut Moutouh. Le début d'un aveu ? «Voilà un argument qui ressemble déjà à une défense judiciaire», déclare Solère à Libération. S'il reconnaît volontiers avoir été «une menace pour les intérêts électoraux de Claude Guéant», le député LR ne voit pas en quoi il aurait pu en être une pour ceux de l'Etat. Il note d'ailleurs, avec «un certain effarement», que la surveillance dont il est supposé avoir été l'objet aurait commencé le 20 mars 2012, au lendemain des crimes perpétrés à Toulouse par Mohammed Merah…
Comment Thierry Solère a-t-il été surveillé ?
Selon le Monde, l'opposant de Claude Guéant aurait été la cible d'une surveillance «technique» mise en place par la direction du renseignement de la DGSE, opération qui aurait laissé des «traces». Les anciens du service interrogés par Libération sont dubitatifs. «On ne fait jamais de franco-français, explique l'un d'eux. Si on travaille sur un Français, c'est uniquement par incidence, dans le cas où ce dernier est en lien avec une cible étrangère. Pour le reste, c'est du ressort exclusif de la DGSI.» Voilà pour la ligne officielle. Dans les faits, certains évoquent cependant des demandes plus officieuses, ainsi que le poids de certains réseaux politiques ou francs-maçons capables de s'affranchir des hiérarchies traditionnelles. Il y a quelques années, l'affaire du compte japonais présumé de Jacques Chirac, sur lequel avait enquêté la DGSE, avait déjà démontré la possible autonomie d'une partie du service dans certaines enquêtes sensibles. «Tout est cloisonné, explique un ancien espion. Il nous arrive de travailler sur une cible sans jamais connaître son identité.» En l'occurrence, le cas de Thierry Solère a manifestement créé quelques remous en interne.
Après la surveillance technique du candidat aux législatives, une demande de surveillance physique aurait également été formulée auprès du Service des opérations (SOP, ex-service «Y»). Mais faute de demande écrite, celle-ci aurait finalement été refusée. Qui était au courant de ces requêtes en cascade ? Le ministre de la Défense d'alors, Gérard Longuet, dont dépend la DGSE, dément formellement avoir été informé : «A aucun moment la DGSE ne m'a demandé quoi que ce soit, explique-t-il à Libération. Si elle l'avait fait, j'aurais évidemment demandé quelle raison d'Etat - liens avec l'étranger ou menaces de l'étranger - justifiaient une telle surveillance.» Reste à savoir qui était dans la confidence. Une poignée d'individus ? Ou bien certains responsables plus haut placés ? En première ligne, le patron de la DGSE d'alors, Erard Corbin de Mangoux, notoirement proche de Nicolas Sarkozy. «Il doit tout à Guéant pour sa carrière», persifle Solère dans le Monde. Des accusations d'espionnage «hautement fantaisistes», selon De Mangoux.
Une nouvelle culture de l’alerte ?
La surveillance d'un responsable politique, français de surcroît, a fait tiquer des espions de la DGSE. D'après le récit qu'en fait le Monde, ce sont des fonctionnaires de la direction technique qui ont signalé ce qu'ils considéraient être une anomalie. Ils font alors remonter l'information au directeur du service, qui demande illico d'y mettre un terme. Outre les agents suspicieux, un autre personnage du service est intervenu en appui : Pascal Fourré, un magistrat détaché à la DGSE. Il occupait ce poste depuis 2002 et l'occupera au moins jusqu'en juin 2016, régulièrement reconduit par décret présidentiel. «Si elle est confirmée, cette affaire démontre l'échec de toutes les structures de tutelle des services de renseignement», sursaute un haut magistrat. Des membres d'un service de renseignement ont manifestement pu utiliser des moyens à l'insu de la hiérarchie, pour des motifs illégaux. L'épisode s'ajoute à un précédent, sous le quinquennat de Sarkozy, impliquant cette fois le patron d'un service. En 2010, en pleine affaire Bettencourt, le renseignement intérieur avait espionné les communications téléphoniques d'un journaliste à la demande du directeur, Bernard Squarcini, ce qui lui a valu d'être condamné en 2014.
Paradoxalement, ce nouveau chapitre de l'histoire des barbouzeries françaises a aussi quelque chose de rassurant : des mécanismes d'alerte internes semblent avoir fonctionné, aboutissant à la fin de la surveillance de Solère. Pour protéger les fonctionnaires qui dénonceraient ce genre d'abus, un statut spécifique de lanceur d'alertes existe désormais, créé par la loi sur le renseignement, votée en juillet. Les membres sont ainsi à l'abri de poursuites s'ils révèlent à une instance dédiée «la mise en œuvre illégale d'une technique de recueil du renseignement ou une surveillance abusive». Ce qui semble parfaitement correspondre au cas Solère. La disposition de la loi avait été introduite par Jean-Jacques Urvoas, alors député (PS) et fin connaisseur de ce monde obscur. En 2012, il était membre de la délégation parlementaire au renseignement, censée suivre l'activité des espions. Le 22 mars, la délégation avait visité «des installations techniques» de la DGSE sans trouver rien à redire. Deux jours plus tôt, Thierry Solère était mis sous surveillance.