Le jour et l'heure du rendez-vous ont changé, des zakouskis ont remplacé les viennoiseries, et la table a été allongée. Alors qu'ils se réunissent d'ordinaire en tout petit comité le lundi matin autour du Premier ministre et d'un café, les proches de Manuel Valls se sont retrouvés vendredi 8 avril à Matignon pour, selon ses organisateurs, un «dîner de réflexion». Le premier du genre, censé débroussailler la dernière année du quinquennat, au service de la réforme et du collectif, mais pas que. «On a douze mois pour trouver des marqueurs à nous pour la suite. Le temps presse», confesse un des convives. «On réfléchit et il réfléchit, corrobore un autre. Ou ça sert au Président parce qu'il est candidat ou ça sert autrement. En gros, ce travail ne sera pas perdu pour tout le monde.» Pour celui qui s'est fait le chantre du «mouvement» depuis qu'il est à Matignon, pas question de rester immobile à l'heure où tout le monde se met en marche. D'Emmanuel Macron, qui lance son club politique, aux hollandais, qui serrent les rangs derrière le président de la République.
Entre loyauté et lucidité, la voie est étroite pour Manuel Valls. «Son miroir, le mec qu'il ne veut pas devenir, c'est François Fillon», glisse un député. Autrement dit, un «collaborateur» contraint de repartir de zéro ou presque après cinq ans de bons et loyaux services et une défaite présidentielle.
Il y a quinze jours, une petite trentaine de personnes s'attablaient donc à quelques mètres du bureau du chef du gouvernement. Retenu par d'autres obligations plus officielles, Valls ne passera une tête que cinq minutes au début du dîner. L'organisation, l'intendance, l'opérationnel, d'autres s'en chargent pour lui. «Il n'a pas de courant, il ne réfléchit pas comme ça, souligne le secrétaire d'Etat Jean-Marie Le Guen, qui rappelle l'antienne mitterrandienne : «Il suffit de vingt personnes pour prendre un pays.» Le patron du PS, Jean-Christophe Cambadélis, abonde : «Valls ne construit pas de boutique, c'est ça aussi la politique 2.0.»
«Capteurs intellos»
Ce soir-là, on retrouve le premier cercle, évidemment, tous élus de banlieue parisienne, comme Valls : le maire d’Evry, Francis Chouat, les députés Philippe Doucet, Carlos Da Silva, Pascal Popelin ou encore le sénateur Luc Carvounas ainsi que les plus proches collaborateurs du Premier ministre, son chef de cabinet, Sébastien Gros, son communiquant en chef, Harold Hauzy, ainsi que le directeur du Service d’information du gouvernement, Christian Gravel. Député de l’Essonne aux analyses et au parler encore plus cash que Valls, Malek Boutih s’est fait excuser pour cause de vacances familiales dans le Sud-Ouest. Le Guen est le seul membre du gouvernement présent. Davantage de collaborateurs que d’élus, mais l’effet de (petite) masse est là.
Quelques petits nouveaux ont leur rond de serviette. Comme la maire de Bourg-de-Péage (Drôme), Nathalie Nieson, mais surtout - ce qui finit de donner à ce rendez-vous des allures d'écurie en construction - une petite brochette d'intellectuels et de hauts fonctionnaires. Une partie des têtes pensantes de la strauss-kahnie. Entre la poire et le fromage, on écoute par exemple Gilles Finchelstein, le patron de la Fondation Jean-Jaurès, disserter sur le niveau excessivement élevé qu'un candidat devra atteindre en 2017 pour se qualifier pour le second tour, comparable aux présidentielles de 1981 ou 1995. Politologue, théoricien de «l'insécurité culturelle» et initiateur du mouvement laïcard du Printemps républicain, Laurent Bouvet prend des notes. Mais «Valls fait lui-même dans son coin la synthèse de tout ce qu'il perçoit, il a des capteurs intellos, BHL, Kepel, Fourest», énumère un invité.
Au cours de la soirée, certains désapprouvent l'idée de mettre les bouchées doubles, redoutant le procès en trahison présidentielle. «Quand un projet est bon, il ne faut pas le changer. Notre plan, ça a toujours été 2022», plaide ainsi Luc Carvounas. Malek Boutih balaie ces craintes a posteriori. «Les heures pleines, Valls doit faire son boulot de Premier ministre de manière implacable, à fond. Et pendant les heures creuses, il redevient le porte-parole de ses propres idées. C'est difficile, mais il faut le tenter.» De son côté, Carlos Da Silva tempête : «On est face au premier gouvernement de la Ve République qui en fait plus qu'il n'en dit.» Une action à mettre au crédit de Valls et une trop grande discrétion au débit du Président. Le Premier ministre «a vocation à être dans l'explication de la cohérence du quinquennat jusqu'au bout, et on a tous collectivement intérêt à ce que cette action puisse être poursuivie», avance Pascal Popelin.
Après le calvaire de la déchéance de nationalité et les errements initiaux de la loi travail, tout le monde est donc prié de phosphorer. Comme à l'Elysée, où l'on compte sur les trois prochains mois pour vendre les premiers résultats engrangrés depuis quatre ans dans l'espoir de sauver le quinquennat, les vallsistes entendent bien «valoriser» ce dernier printemps. «Quand on est aux responsabilités, on n'a pas le droit de dire : "On fera ça après", confirme l'entourage du Premier ministre. Il reste treize mois, on ne va pas congeler le truc. On est aux manettes, on bosse, on fait bouger les choses.» En imposant la loi Macron l'an dernier, par exemple, en baissant les impôts pour la deuxième année consécutive, en réformant les minima sociaux ou en remettant à plat la loi El Khomri afin de bâtir un «compromis dynamique et ambitieux», dixit Valls. En cette fin d'hiver, le chef du gouvernement s'est mué en zélote du dialogue social, sans pour autant que cela équilibre son discours clivant sur l'islam de France, le salafisme et la «bataille identitaire» qui serait désormais la «priorité». Un discours «stigmatisant» même aux oreilles de certains vallsistes. Et, surtout, la preuve que le Premier ministre «ne fonctionne qu'à l'ordre républicain, oubliant l'ordre social, résume un parlementaire, pourtant pas hostile au Premier ministre. Or, à ne marcher que sur une jambe, on ne va jamais loin».
Manuel Valls, qui rêve de moderniser la gauche et qui peaufine son corpus socialiste depuis trente ans, a toujours été plus Clemenceau que Jaurès. Quand il disserte sur la réforme et le mouvement, la «valeur travail» et la solidarité, qui est au cœur de sa dernière tribune divulguée sur Facebook mardi. Distillées comme des encycliques papales, ces publications lui permettent d'avancer des billes sur le fond sans passer par la case grand discours face aux caméras. La première - intitulée «L'autorité, une exigence, une éthique, des actes» -, publiée en novembre, était autant un rappel de ses fondamentaux personnels qu'une énième remontrance adressée à son gouvernement, sommé de jouer collectif. Cette semaine, l'opération recentrage se confirme, entre son dernier opus où il annonce travailler sur un futur «revenu universel» et son interview sur France Info mercredi, rajoutée à la dernière minute. «Il tire à la fois sur Gattaz et sur Macron, à qui il n'arrête pas d'opposer les gens qui souffrent, il y a des signes qui ne trompent pas», sourit un conseiller ministériel.
«Combat de coqs»
Après quelques Fêtes de la rose socialistes, Manuel Valls prépare aujourd'hui une tournée dans de nouvelles régions. Officiellement, il s'agit de faire le suivi du grand plan formation lancé en janvier. Selon son entourage, un «rendez-vous politique pour parler de sa vision de la France» est aussi en préparation «avant les vacances d'été», sans plus de précision de date ou de lieu. Ce sera une sorte de prolongement de ses discours très personnels, à Vauvert en juillet 2013 et devant la Fondation Jean-Jaurès fin 2014. A l'Elysée et Matignon, les entourages s'évertuent à lisser tout différend. En février, même si l'agacement était à son comble après le remaniement, les rumeurs de démission de Manuel Valls n'ont fait sourire aucune des deux maisons. «Vous voyez Valls dans la nature, vous ? En train de biner son petit jardin à Evry ? Ça ne peut pas exister», tranche un de ses proches. Saleté de loyauté. «C'est dans son code d'honneur», salue Jean-Marie Le Guen. «Ils ont surtout compris que pour gagner une présidentielle, il fallait rassembler la gauche, ironise un ténor de l'Assemblée. Avec ce qu'on fait en ce moment, c'est pas très bien parti, et il leur faudrait plus d'un an pour bâtir cette image-là autour de Valls.»
Alors aujourd'hui, Valls aimerait que tous au gouvernement s'appliquent cette nouvelle discipline collective, Emmanuel Macron en tête. Pas un séminaire gouvernemental qui ne commence sans un laïus du Premier ministre : «Il faut être loyal et ne pas parler aux journalistes.» A entendre ses proches, les étincelles produites par la petite entreprise politique du ministre de l'Economie électriseraient l'homme Valls. Pas le chef du gouvernement. «Il y a un petit côté combat de coqs indéniable, reconnaît un parlementaire, mais de façon politique et institutionnelle, Manuel est assez tranquille sur la problématique Macron.»
«Le boomerang [sur Macron, ndlr] va venir très vite », tente de se convaincre un autre. Les sorties en mode solo du ministre de l'Economie et les appels au rassemblement de la gauche des hollandais contraignent Valls à la contorsion et à l'invention. «On n'est pas là pour faire ce que font les autres avec un mois de retard», cingle un proche. Mais ces dernières semaines, ils sont quand même nombreux à lui avoir fait remarquer «qu'à force de piloter des comités de pilotage à Matignon, la part consacrée aux Français dans son agenda était un peu famélique». Il faut bien semer quelques petits cailloux, aller sur le terrain, tenter de redorer un blason réformateur bien mal en point et de redresser une cote en chute libre dans les sondages, même si les vallsistes font mine de ne pas être inquiets. «Fondamentalement, il n'est pas atteint, jure un membre du premier cercle. Son ADN est dans l'époque et il n'y en a pas trente-six qui peuvent dire la même chose.»