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Nuit debout

«Dans les cités de Marseille, on n'a pas attendu la loi El Khomri pour être debout !»

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A Marseille, le mouvement s'est délocalisé, samedi soir, dans les quartiers nord. D'abord glaciale, la rencontre entre les «bobos» du centre et les habitants du quartier s'est réchauffée dans la soirée.
Nuit debout à la cité des Flamants, dans les quartiers Nord de Marseille. (Photo Patrick Gherdoussi pour «Libération»)
par Stéphanie Harounyan, à Marseille
publié le 24 avril 2016 à 14h45

Pour l'instant, le micro ne fonctionne pas. Ce samedi soir, dans la cité des Flamants, dans le XIVe arrondissement de Marseille, on cherche encore une source de courant pour alimenter la petite agora où doivent se tenir, dans moins d'une heure, les débats. Un énième couac pour les animateurs de la Nuit debout marseillaise, qui avaient décidé, ce jour-là, de délocaliser leur assemblée générale au cœur des quartiers populaires de la ville.

«La tournée au zoo»

Une initiative de «convergence» décidée un peu à la va-vite, au goût des acteurs de terrain du quartier : le manque de concertation en amont, ajouté à une série de maladresses, ont clairement miné la soirée, dont le programme a dû être remanié à la dernière minute. La projection du film Merci patron !, initialement prévue, n'aura ainsi pas lieu. «Pour converger, il faut qu'on ait un sens. On a besoin de temps pour préparer les choses. Tu ne vas pas passer ce film ici quand tout le monde est au chômage ! Mais tu peux parler violence policière, immigration, précarité…», relève Fatima Mostefaoui, militante locale active et membre du collectif Pas sans nous, créé en 2014 pour faire entendre la voix des quartiers populaires. Autour d'elle, les organisateurs mettent la dernière touche au décor : une bibliothèque ambulante, un coin jeux pour les enfants, un petit buffet, une sono enfin branchée et des gradins de bois où s'installent déjà quelques habitués des assemblées du centre-ville, dont certains faisaient le déplacement pour la première fois dans le quartier.

Jusqu'à présent, la Nuit debout marseillaise avait investi le Cours Julien, au cœur de la ville, un quartier populaire à dominante culturelle et militante. «Des bobos», résume sans tortiller Mourad, 43 ans, un habitant des Flamants, qui observe l'agitation depuis les hauteurs de sa cité. «C'est un peu la tournée au zoo… Le problème, ce n'est pas de venir, c'est que les gens doivent les attendre. Moi, je n'ai été prévenu que tout à l'heure.» Mourad a déjà fait un tour sur l'agora, puis s'est écarté. «On m'a appris à regarder les choses de loin, explique-t-il. Quand une fois, on s'est approché trop près, c'est déjà trop. Ma première manif, c'était à 10 ans, dans les années 80, après qu'un policier a tué un jeune des Flamants lors d'un contrôle d'identité. Il n'avait rien fait, il a pris trois balles. Puis il y a eu un procès et le policier a été acquitté. Pendant trois ans, on a plus laissé un flic rentrer dans la cité. Et on a commencé à se démerder tout seul…» Alors non, il n'a pas l'intention de prendre son tour au micro tout à l'heure, quand les discussions débuteront. «Les gens d'ici sont trop fatigués, ils n'y croient plus… Mais au moins, les habitants du centre-ville sont venus et ça, je le respecte.»

«Les oubliés de la République»

En contrebas de son observatoire, quelque 150 personnes ont effectivement fait le déplacement. Des travailleurs sociaux, des profs, des étudiants, des membres d'associations, quelques intermittents… Un peu timide, le public classique de Nuit debout sent bien que le dialogue, ce soir, ne va pas aller de soi. Et pour ceux qui n'auraient pas encore compris, Fatima Mostefaoui, qui ouvre les discussions au micro, met les choses au clair. «Aujourd'hui, on est méfiants, assène-t-elle. Parce que dans les cités, ça fait trente ans que l'on se bat et qu'on est trahis. Nous, on n'a pas attendu loi El Khomri pour être debout ! Mais vous êtes les bienvenus. Restez, discutez. Mais ne venez pas nous analyser !»

La convergence, nécessaire et difficile à rendre opérationnelle, occupera une bonne partie des débats. «Moi, si y avait pas eu de Nuit debout ici, j'aurais jamais mis les pieds dans ce quartier, reconnaît Pierre. Mais les bobos seuls, on n'arrivera pas à faire peur. Il faut qu'il y ait une convergence entre tous les oubliés de la République !» Chloé renchérit : «On discute, mais on n'arrive pas à grand-chose, c'est vrai. On dit que l'on veut se passer de l'Etat, mais ici, c'est le cas depuis des années. A vous de nous inspirer.» L'ambiance se détend, au point d'inspirer Rachida Tir, présidente de l'Alliance savinoise, association d'un quartier voisin. «On converge, on converge, alors on va voir si on danse et si on chante pareil !», lâche-t-elle au micro avant de se lancer dans une série de Joe Dassin a capella. Le public reprend en chœur, et quelques téméraires se risqueront même à sa suite pour entonner des chants basque et occitan.

Discrètement, Mourad, l'habitant sceptique, s'est finalement rapproché du micro jusqu'à l'attraper. «Dans nos quartiers, il faut tout reprendre à zéro, depuis la maternelle. Et d'ici vingt ou trente ans, on n'entendra peut-être plus les kalach.» En retrait, Gérald, l'un des porte-parole marseillais de Nuit debout, respire un peu : «Le bilan de la soirée ? Nous avons fait une Nuit debout dans les quartiers nord…La défiance, elle existait aussi au départ sur le Cours Julien, c'est vrai ici comme ailleurs. Il faut laisser le temps aux gens de s'approprier ce mouvement.» Côté Nuit debout aussi, on veut tirer les leçons : lors d'une précédente réunion, il a été décidé de déplacer l'assemblée générale du 28 avril sur le Vieux-Port, «un lieu symbolique pour tous les Marseillais».