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Libération
Face-à-face

Cannabis, débat sans filtre

Après des fusillades sur fond de trafics dans leur ville, les maires Samia Ghali, à Marseille, et Eric Piolle, à Grenoble, relancent la discussion sur la légalisation.
(Photo Brendan Smialowski. AFP)
publié le 28 avril 2016 à 19h21

Lundi, près d'un bâtiment scolaire dans le sud-est de Grenoble, une voiture passe. Les balles sifflent. Un homme meurt sur le coup, un autre dix minutes après. Agés de 22 ans et 28 ans, ils étaient connus des services de police pour trafic de stupéfiants. Un troisième, 17 ans, est grièvement blessé et évacué vers le CHU de Grenoble. Dans la foulée, le maire de la ville, Eric Piolle, demande un débat sur la légalisation du cannabis pour lutter contre les trafics de drogue. Tout comme le député PS des Bouches-du-Rhône Patrick Mennucci, après une fusillade au début du mois dans la cité Bassens, connue pour être un lieu de trafic à Marseille. Le secrétaire d'Etat chargé des Relations avec le Parlement, Jean-Marie Le Guen, est monté au créneau pour défendre la légalisation au nom de la santé publique. A front renversé, Samia Ghali, élue PS des quartiers Nord de Marseille, rejette toute évolution de la législation. Et souhaite que les clients qui «viennent mettre le désordre dans les quartiers» soient davantage sanctionnés. Ghali et Piolle, deux solutions pour un même problème. Entretiens.

Samia Ghali : «Il faut que le client soit plus souvent sanctionné»

Sénatrice socialiste des Bouches-du-Rhône, Samia Ghali est maire du 8secteur de Marseille.

Pourquoi êtes-vous opposée à la légalisation ou même à la dépénalisation du cannabis ?

Il n’y a pas de solution miracle, mais je pense que la pénalisation des clients peut déjà ralentir la consommation. Aujourd’hui, il y a probablement plus d’amendes pour stationnement gênant que pour usage de cannabis. Or, si le client était plus souvent sanctionné, cela mettrait déjà à mal le trafic de drogue.

La sanction des consommateurs peut-elle suffire ?

Elle n’est pas la seule solution. Mais elle contribuerait à la lutte. Aujourd’hui, sur nos écrans de télévision, il y a plus de spots publicitaires contre l’alcool au volant ou contre les excès de l’alimentation trop grasse que contre la drogue. C’est un scandale.

Que préconisez-vous ?

La fin des trafics ne se fera pas du jour au lendemain, mais j’estime que l’éducation en ZEP doit être une priorité. Je pense que les temps d’activités périscolaires (TAP) ne sont pas adaptés à nos quartiers : dans mon secteur, on compte 60 % d’absentéisme à ces animations. Ces enfants préfèrent rester dehors plutôt que d’aller faire des activités peu épanouissantes telles que de la pâte à sel avec des animateurs qui eux-mêmes mériteraient d’être encore encadrés. L’insertion professionnelle est aussi un enjeu crucial dans la réhabilitation de ces quartiers. Je suis pour qu’on puisse engager des apprentis dès l’âge de 14 ans. Dans un univers où les pères ont parfois abandonné le navire, la figure paternelle de substitution qu’endosserait le chef à l’égard du jeune apprenti ne peut qu’être bénéfique pour son avenir.

Que répondez-vous à ceux qui défendent la légalisation du cannabis pour contrer le trafic ?

Ces gens n’ont vraiment pas compris les enjeux. Les trafiquants de drogue se comportent en vrais businessmen. Ils sont d’ores et déjà en train d’anticiper la menace que constitue, pour eux, la légalisation du cannabis. Ils ouvrent de nouveaux marchés. On constate une explosion du trafic de cocaïne à Marseille.

De plus, si on légifère sur la légalisation du cannabis, les pouvoirs publics mettront logiquement en place un niveau de tétrahydrocannabinol (THC) standard. Celui-ci ne sera pas assez puissant pour certains consommateurs, qui iront s’approvisionner dans la contrebande. Il existe déjà plusieurs types de cannabis. Dire que la légalisation signifierait la fin du trafic, c’est l’erreur classique des personnes qui regardent la cité d’un œil extérieur. J’ai récemment signalé au préfet, par un courrier, la recrudescence de bagarres à coups de couteau et de sabre au marché aux puces de Marseille. Il s’agit de trafics de cigarettes de contrebande. Ces trafiquants se battent pour des territoires.

Il y a quelques mois, vous avez demandé le renfort de l’armée, vous étiez sérieuse ?

Bien sûr que j'étais sérieuse : on m'avait refusé des renforts policiers sur mon secteur et j'ai estimé qu'il était possible de faire venir des militaires pour dissuader les clients de se réapprovisionner en drogue dans les cités. On m'a longtemps dit que les règlements de comptes se produisaient entre personnes du milieu crapuleux et qu'il fallait les laisser s'entretuer. Je refuse cette fatalité, d'autant que les victimes de ces fusillades ne sont pas que des trafiquants. Et parler de «règlements de comptes» constitue une faute grave, je condamne ce glissement sémantique et moral véhiculé par ceux qui ne connaissent pas la vie des gens de ces quartiers. Lors de la fusillade de Bassens, au début du mois [qualifiée d'«Everest de la folie meurtrière» par le procureur], un jeune de 21 ans, inconnu des services de police, a été assassiné. Et il faut avoir en tête qu'en plus des blessés physiques, il y a les blessés psychiques. Eux aussi porteront toute leur vie les stigmates de ces assassinats et de cette surenchère de violence.

Eric Piolle : «La légalisation régulée est une partie de la solution»

Maire Europe Ecologie-les Verts de Grenoble, Eric Piolle a été élu à la tête d’une liste citoyenne.

Après une nouvelle fusillade mortelle dans votre ville sur fond de trafic de cannabis, pourquoi avez-vous jugé qu’un débat sur sa légalisation était plus que jamais nécessaire ?

En matière de lutte contre les trafics, notre pays est face à un double échec. Un échec de santé publique : malgré la prévention, la consommation de drogues, et notamment de cannabis, ne cesse de s’accroître depuis trente ans. Il y a 4 millions de consommateurs réguliers de cannabis. Un jeune sur deux a déjà fumé, et un jeune sur quatre au cours du dernier mois. Un échec de sécurité publique, aussi : les trafics et les règlements de compte en pleine rue continuent, comme à Grenoble il y a quelques jours. D’un côté, la prévention ne marche pas, de l’autre, la justice et la police s’épuisent à courir après une consommation en hausse perpétuelle. En tant que responsable public local, je demande qu’un débat serein ait lieu sur cette question. La campagne présidentielle doit être le moment pour cela. Il faut tourner le dos aux postures pour regarder ce qui ne marche pas, et avancer vers ce qui marche.

La légalisation du cannabis peut-elle vraiment mettre fin aux meurtres dans les quartiers ?

Le marché noir actuel, et la loi de la jungle qui va avec, contamine l’ensemble d’une ville, pas seulement les quartiers populaires, car bien souvent, les consommateurs n’y vivent pas. En République, le rôle de la loi c’est d’apporter de la régulation, de l’ordre, de protéger les personnes contre toutes les formes de violence. Bien sûr, le marché noir prolifère plus facilement dans les lieux déjà fragilisés. La légalisation régulée est une partie de la solution.

Le cannabis, c’est une chose, mais comment lutter contre les trafics de drogues dures, telles la cocaïne ou l’héroïne ?

La lutte contre l’ensemble des stupéfiants coûte 850 millions d’euros par an à l’Etat, dont 500 millions rien que pour le cannabis. Aujourd’hui, 9 interpellations sur 10 concernent du cannabis. Autant de moyens et d’énergies qui ne sont pas investis dans la lutte contre les mafias et le grand banditisme, le trafic d’êtres humains ou d’armes. Sur ces questions aussi, nous devons mettre à distance les postures, et pourquoi pas un jour nous inspirer des chemins empruntés par les pays hier gangrenés par les trafics, en Amérique latine par exemple.

D’autres, comme Samia Ghali, souhaitent condamner les consommateurs. Vous comprenez ces positions ?

Si la pénalisation était efficace, elle aurait déjà éradiqué les trafics… Si elle ne parvient à endiguer ni les règlements de compte à ciel ouvert ni la croissance de la consommation, il faut débattre ensemble d’une meilleure façon de protéger les personnes et leur santé.

Demandez-vous plus de police ou même l’armée, comme Samia Ghali ?

Il est impératif que la police et la justice disposent enfin des moyens humains et financiers nécessaires. Nous en sommes loin. Les années Sarkozy ont fait beaucoup de mal à la sécurité publique. En dix ans, Grenoble a perdu plus de 100 policiers nationaux… après deux années de mobilisation permanente, une trentaine de postes viennent d’être recréés. Au-delà de ces revirements, le sociologue Laurent Mucchielli a raison : la sécurité publique ne doit pas devenir un fonds de commerce. Il faut revenir aux intérêts des habitants en mobilisant les résultats de la recherche. Nous refusons de céder aux confusions, sur la vidéosurveillance, l’armement de la police municipale, l’envoi de l’armée sur des opérations de police, ou sur l’amalgame entre polices nationale et municipale.