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Grâce au numérique, le mouvement perpétuel

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La création de plusieurs outils, dont la nouvelle version du site mise en ligne mercredi, vise à soutenir les rassemblements et à prolonger la lutte sur Internet.
Lors d’une commission à Nuit debout, le 10 avril, place de la République. (Photo Boris Allin. Hans Lucas)
publié le 28 avril 2016 à 20h01

Ils se réunissent deux fois par semaine place de la République à Paris. Mercredi 27 avril (ou «58 mars», selon la nomenclature calendaire de Nuit debout), malgré un froid hivernal, ils sont une quinzaine, assis en cercle pour faire le point sur les activités de la commission «numérique». Dans la journée, une nouvelle version du site web Nuitdebout.fr a été mise en ligne. On y trouve une carte des rassemblements, un agenda participatif, des liens vers les comptes sur une dizaine de plateformes (de Facebook à Periscope), le flux de la Radio debout et les mises à jour de sites locaux (Marseille, Toulouse, Nantes) ou thématiques (la commission «éducation populaire» ou la bibliothèque participative «Biblio debout»). Il doit aussi permettre aux rassemblements locaux et aux commissions de mettre facilement en place leur vitrine web, via une version «multisite» du logiciel WordPress.

«Passerelle». Dès les premiers jours, le Net s'est invité à République, qu'il s'agisse de communiquer vers l'extérieur, de sensibiliser aux usages sûrs en ligne ou d'imaginer des outils pour soutenir la «convergence des luttes». Une commission «hacking debout» a vu le jour, rebaptisée par la suite commission numérique. Sur le papier, elle s'est fixé deux objectifs : «assister les autres commissions et acteurs de Nuit debout», mais aussi «débattre et sensibiliser sur les questions politiques relatives au numérique». Jusqu'ici, c'est l'urgence qui a nettement tranché en faveur du premier volet. «Il y a des besoins énormes en infrastructures numériques», constate Tom Wersinger, développeur trentenaire passé par Owni et Rue89. Lui s'est investi, avec «cinq, six personnes», pour développer le site web.

D'autres outils ont été mis en place : la carte des rassemblements embarquée sur le site, une plateforme de chat, un «wiki» pour rassembler les informations (contacts, ressources, comptes rendus…). Et même un outil de questions-réponses, que les commissions «démocratie» et «grève générale» proposaient de tester jeudi, pour que les participants puissent interroger les syndicats, invités à rejoindre la place de la République à l'issue de la journée de manifestations. Point commun : la priorité aux logiciels libres, dont le code est ouvert et que chacun peut améliorer. Une question d'«éthique du numérique» qui a fait consensus, explique Christian, responsable informatique dans une école. Le 17 avril, la commission a d'ailleurs accueilli, pour une conférence à ciel ouvert, l'Américain Richard Stallman, initiateur du mouvement du logiciel libre dans les années 80.

«Pour moi, on est une régie, un outil logistique, estime un grand gaillard à lunettes, gestionnaire de projet, qui participe à la commission sous le pseudo d'AbuFelix. On donne aux autres les moyens de faire ce qu'ils veulent plus facilement.» Pour Christian, c'est aussi «une passerelle entre des gens très techniques et les gens qui n'ont pas encore vu les enjeux du numérique». Au-delà de la coordination ou de la circulation de l'information, les «geeks» de Nuit debout réfléchissent aussi aux moyens d'aider à la délibération. On phosphore et on teste : par exemple, Loomio, un logiciel de prise de décision collaborative, ou Appgree, autre outil de démocratie participative utilisé notamment par Podemos en Espagne. Entendu en réunion, la semaine dernière : «On est dans une phase d'idéation où tout le monde tente des trucs un peu dans tous les sens.»

Autre enjeu : faire infuser. Les demandes sont nombreuses, disent-ils, mais les usages pas encore calés. Une sous-commission dédiée à la «pédagogie» a pour but de former les autres commissions aux outils mis en place, notamment le wiki, et à les sensibiliser à l'utilisation de moyens de communication sécurisés. Et chaque chantier pose de nouvelles questions. Ainsi du site, désormais opérationnel : que faut-il mettre en avant sur la page d'accueil ? «Il faut un processus éditorial qui soit clair, juste, démocratique», souligne ainsi Tom Wersinger.

D'autant que la commission numérique doit faire avec les débats, les tiraillements voire les tensions qui traversent Nuit debout. Aujourd'hui, deux sites coexistent, l'historique Convergence-des-luttes.org et Nuitdebout.fr, dont le nom de domaine appartient à Raiz, une start-up de conseil en community management. Deux membres de l'équipe de Raiz participent au «media center» d'une quinzaine de personnes qui gère les comptes Facebook et Twitter. Le 15 avril, un militant se présentant comme membre du collectif qui a appelé à la Nuit debout dénonçait en assemblée générale : «Ces gens-là [qui] sont maintenant propriétaires des outils qui sont censés parler pour Nuit debout» privilégieraient les «messages de bisounours» et auraient, en 2011, laissé entrer les «soraliens» et les «crypto-fascistes» parmi les Indignés de la Défense. La vidéo a largement circulé, une plainte a été déposée.

Résilience. Pour autant, «les gens qui ont le nom de domaine ne sont jamais intervenus» sur le contenu du site web, insiste Tom Wersinger. Ils «laissent les commissions communication et numérique décider de l'utilisation» qui en est faite, abonde Benjamin Sonntag, cofondateur de la Quadrature du Net, qui héberge le site «à titre personnel». Pour débloquer la situation, l'association de défense des libertés en ligne a proposé de gérer la propriété du nom de domaine, le temps que le mouvement «dispose d'une structure juridique ad hoc». Le transfert est en cours, indique-t-on chez Raiz.

Quant à l'avenir de Nuit debout, les «geeks» se posent les mêmes questions que les autres. Certains voient dans le développement d'outils numériques une possibilité de résilience. «Qu'est-ce que le mouvement va devenir ? Je n'en sais rien, répond Juliette (1), jeune conseillère en marketing digital. Je ne suis pas sûre qu'on puisse rester très longtemps. Un des buts, ça pourrait être de développer des outils qui permettent que le débat se déplace.» Pour Christian, le numérique peut aider à «dupliquer Nuit debout un peu partout». «C'est pour ça qu'on se dépêche», glisse Wersinger. Pour que la Nuit debout s'inscrive aussi dans la mémoire du réseau.

(1) Le prénom a été modifié.