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Libération
A la barre

Luxleaks : «La politique n’a pas sa place dans ce tribunal !»

Ce jeudi, les débats de l'audience luxembourgeoise ont souvent dérapé sur un procès des pratiques politiques et fiscales du pays.
publié le 28 avril 2016 à 18h30

Le procès LuxLeaks, ouvert depuis mardi à Luxembourg, est à deux doigts de partir en vrille. Jeudi, le président du tribunal, Marc Thill, peinant à contenir les débats à coup de «question non pertinente», a reçu le renfort du procureur local, David Lentz : «Je ne veux pas qu'on s'égare dans des considérations politiques. La politique n'a pas sa place dans ce tribunal !»

Noble position de principe, sauf qu'il n'est question que de cela, le Luxembourg étant l'un des rares pays européens à réprimer le secret des affaires. Particularisme qui paraît embarrasser le tribunal d'instance de Luxembourg : s'il s'en tient à son propre code pénal, il ne pourra pas faire autrement que de condamner le lanceur d'alerte Antoine Deltour et le journaliste Edouard Perrin – deux citoyens français assez aimables pour accepter de comparaître devant une justice étrangère. Sur le papier, ils risquent cinq ans de prison. En plein déballage fiscal sur fond(s) de Panama Papers, la justice grand-ducale pourrait faire profil bas, les condamnant à une peine symbolique (du genre un an avec sursis, amende minimale), bien qu'un confrère local, journaliste luxembourgeois, n'exclut pas une «suspension du jugement», autrement dit une relaxe pure et simple qui ne dirait pas son nom.

A ce propos, l'un des avocats d'Antoine Deltour, Philippe Penning, prévient d'emblée le tribunal luxembourgeois : «Chacun a bien compris où la défense veut en venir. La Cour européenne des droits de l'homme reconnaît la bonne foi des lanceurs d'alerte. J'essaie d'établir ce critère, c'est une défense légitime.» Car seule la CEDH pourra ultérieurement blanchir les prévenus, au nom de la liberté d'expression, après condamnation mécanique par la justice luxembourgeoise. D'ici là, un journal local, l'Essentiel, a cru pouvoir titrer «Antoine Deltour accusé d'être anticapitaliste», comme si c'était un délit, voire un crime.

«Intérêt public»

En attendant, le tribunal déroule son audience, vaille que vaille. Avec notamment l'audition d'un eurodéputé allemand, Sven Giegold, cité comme témoin par la défense. Lequel atteste à la barre : «Sans les lanceurs d'alertes, il n'y aurait pas eu de changement de pratiques fiscales au sein de l'Union européenne. Ils sont d'intérêt public.» Giegold fut le rapporteur d'une enquête parlementaire européenne sur l'évasion fiscale, après la révélation des LuxLeaks, traduisant les petits et grands arrangements fiscaux des multinationales en «aides d'Etat illégales», dénonçant la «concurrence fiscale agressive» entre pays membres de l'UE. Il pointe également du doigt l'échec de «l'échange automatique d'informations fiscales», peu ou pas appliqué à ce jour – le Luxembourg ne s'y est plié qu'en février dernier.

Le bon président Thill, toujours à son souci de préserver la réputation de son pays : «Y a-t-il un seul pays européen ayant respecté cette directive de 1977 ?
 L'infraction est systématique», doit convenir l'eurodéputé allemand.

«Je n’ai pas compris votre question»

On en vient à la désormais fameuse cellule B6 de l'administration fiscale luxembourgeoise chargée de valider l'impôt allégé des multinationales implantées au Grand-Duché, qui se résumait en la personne d'un dénommé Marius Kohl. Lequel, bien que convoqué, a refusé de témoigner à la barre. Il faudra donc se contenter de l'impression du Wall Street Journal, qui a eu le bonheur de pouvoir l'interroger un jour : «Quand on lui demande comment il sait les prix de transfert [entre une maison-mère immatriculée dans un paradis fiscal et ses filiales établies dans un pays normal, ndlr], il lèche son pouce et le lève au vent.» Encore l'objet d'une passe d'arme à la barre entre MPenning, le président Thill et le procureur Lentz :

L'avocat : «L'administration fiscale luxembourgeoise, avec ses faibles effectifs, a-t-elle les moyens de contrôler les prix de transfert ?»

Le président : «Je n'ai pas compris votre question. Le tribunal veut bien faire un effort, mais il faudrait la resserrer.»

L'avocat : «Combien de fonctionnaires sont-ils affectés ?»

Le président : «Quel intérêt avec notre affaire ?»

L'avocat : «La demande d'agrément fiscal arrive le matin au bureau de M. Kohl, elle ressort le soir avec un tampon»

Le proc : «C'est totalement étranger à notre affaire !»

Le président (pour une fois conciliant) : «Y aurait-il une seule personne ou dix qui travaillent au Luxembourg sur les tax rulings [les accords fiscaux secrets, ndlr] ?»

L'avocat : «Voila, c'est ma question…»

Le président : «Qu'est-ce que ça a à voir ?»

L'avocat : «Je prends acte que ma question est refusée.»

Dieu merci, preuve que tout change, parce que rien ne change au Luxembourg, le cabinet d'audit PricewaterhouseCooper (PWC), à l'origine du barnum LuxLeaks, a entre-temps publié un mode d'emploi à l'intention de ses employés potentiellement sujets à quelques états d'âme. Ambitieusement intitulé «Do The Right Things», PWC leur suggère – entre autres – cette introspection : «Dormez-vous bien la nuit ?»