En dépit des attentats terroristes et des discours sécuritaires parfois stigmatisants qu’ils ont occasionnés, les Français ne cèdent pas à l’intolérance. C’est même tout le contraire, à en croire le rapport 2015 sur le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie publié lundi 2 mai par la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH).
L'«indice longitudinal de tolérance», indicateur élaboré par le sociologue Vincent Tiberj à partir d’une soixantaine de questions posées de façon récurrente depuis 1990, a fortement progressé l’an passé, faisant de 2015 un de ses meilleurs crus depuis vingt-six ans, juste derrière 2007-2009, année d’avant la crise. Pour Tiberj, ce résultat contre-intuitif prouve qu’il y a toujours la place aujourd’hui pour des discours politiques d’ouverture aux différences. Entretien.
Vous attendiez-vous à ce que l’indice que vous avez construit reflète une tolérance accrue de l’opinion en 2015, année marquée par deux attentats terroristes à Paris ?
A vrai dire, j’ai été surpris. Ce qu’il faut souligner en préalable c’est qu’avec ce baromètre nous disposons d’une vraie interprétation de long terme – vingt-six ans – des évolutions de l’opinion en matière de racisme et de xénophobie en fonction des événements. Ainsi, nous avions déjà pu constater qu’il n’y a pas de relations simples entre les attaques terroristes et les opinions racistes des individus. C’est notamment vrai de l’année 1995, pourtant marquée par l’attentat du RER B à Saint-Michel et un vrai climat paranoïaque. C’est aussi vrai pour 2001, malgré l’onde de choc du 11 Septembre. On peut en conclure que les événements en tant que tels ne se traduisent pas automatiquement en préjugés antimusulmans. C’est plutôt la façon dont on raconte l’événement qui modifie l’appréciation qu’en a l’opinion.
La poussée du vote FN aux régionales et la hausse des actes antimusulmans en 2015 sont pourtant eux tout à fait concrets…
Il faut relativiser les scores du FN. Le contexte et le discours lui étaient incontestablement favorables. Mais les électeurs de gauche se sont moins déplacés pour d’autres raisons, notamment le bilan du gouvernement… Les actes antimusulmans ne sont pas non plus représentatifs de l’état de l’opinion. Ils sont plutôt le signe d’une radicalisation d’une frange minoritaire de la population. Ces actes ne sont pas représentatifs de mouvements sociaux plus larges. Ils ne sont pas détectables dans les logiques d’opinion. Je m’explique : en 1946, à la question «les juifs sont-ils des Français comme les autres ?», 65% des personnes interrogées répondaient non. Aujourd’hui, elles sont moins de 10%. Mais ces 10% représentent plusieurs millions d’individus en terme absolu et si tous passaient à l’acte, ce serait insupportable. Ce n’est évidemment pas le cas. Il y a donc une différence fondamentale en opinion raciste et passage à l’acte raciste.
Mais si l’on vous suit bien, le discours hypersécuritaire adopté par le gouvernement et des leaders de droite à l’automne aurait, lui, dû avoir un impact négatif sur votre indice…
C'était ma crainte. Je m'attendais effectivement à une forte hausse de l'islamophobie. Ce n'est pas ce qui s'est passé. A l'évidence, il y a une prise de conscience de la population, un refus des amalgames. C'était clair dans les manifestations de janvier, après l'attentat contre Charlie, comme au travers de tous les mots d'ordre spontanés qui ont fleuri à ce moment-là, de «Je suis Charlie» à «Pas en mon nom»… Il n'y avait pas alors de déchaînement collectif de haine, mais au contraire un besoin d'unité. Et surtout, ces discours sont venus de la base, ce qui renforce leur efficacité. Dans l'histoire de la lutte des cadrages [de discours, ndlr], du sens à donner aux événements, ils semblent avoir eu une influence majeure.
L’examen des «cohortes de naissance» – les effets générationnels pour faire court – montre qu’en outre les différents groupes d’individus n’ont pas réagi de la même façon au cours de l’année 2015. Ainsi chez les jeunes nés dans les années 1978 et suivantes, l’indice de tolérance augmente dès 2014 mais s’accélère fortement après les attentats de janvier. En revanche, les générations nées avant 1966 ne réagissent pas. Ce n’est que fin 2015, après les attentats de novembre que l’indice de tolérance de ces groupes augmente à son tour. Au final, on observe un phénomène à plusieurs lames qui se renforcent.
Peut-on en tirer des enseignements politiques ?
C’est mon avis. L’évolution du baromètre témoigne d’une grande tension sur les questions d’immigration au sein de la droite qui, dans son ensemble, semble loin d’être acquise au discours dur porté par Sarkozy ou Morano. La hausse de l’indice de tolérance à droite semble attester qu’il y a une place pour les discours autour de l’identité heureuse.
Plus généralement, face aux discours anti-immigrés, il y a encore un espace pour les discours d’ouverture, de multiculturalisme de fait. Il est intéressant de constater que l’indice de tolérance remonte ainsi pour toutes les communautés, juifs, musulmans, noires, et même tsiganes, communauté qui en France souffre le plus et de très loin, notamment parce qu’aucune association ne la défend. Vis-à-vis des musulmans, population particulièrement stigmatisée fin 2015, les Français ont une tolérance différenciée : leur acceptation des pratiques religieuses privées, y compris le port du voile, a augmenté ; en revanche l’interdiction de montrer Mahomet passe mal, et le rejet de la burqa est massif. En clair, les Français sont en demande d’adaptation de l’islam mais sans manifester de rejet, sauf pour la frange la plus dure de la population.
[ Rapport sur la lutte contre le racisme l'antisémitisme et la xénophobie (CNCDH) ]