Elles voulaient juste prendre des verres en terrasse, tranquilles, sans être dévisagées. Elles ont dû se battre pour obtenir ce droit simple de s’asseoir à une table de café. Depuis cinq ans, le collectif Place aux femmes milite pour la mixité dans les troquets d’Aubervilliers (Seine-Saint-Denis). Tous les quinze jours, à partir de 19 heures, elles se retrouvent dans un café différent de leur ville, histoire de papoter, profiter, boire et rigoler. Et de marquer le coup au milieu d’une population quasi exclusivement masculine -à l’exception notable de quelques serveuses.
En ce début d'avril, elles étaient une quinzaine réunies dans une brasserie portugaise, le Café des sports. «Pas mal», dit l'une. «Faudra le tester seule», répond sa voisine. «J'habite à côté, je reviendrai, lance une autre, et en minijupe.» Elles rient. Peut-être le café obtiendra-t-il le label «Ici, les femmes se sentent chez elles aussi», une plaque délivrée par le collectif et déjà affichée à l'entrée de huit troquets albertivillariens.
Chaise après chaise
L'histoire commence en avril 2011 lorsque Monique, prof à la retraite, remarque qu'un café près de chez elle venait d'acheter des chaises toutes neuves pour sa terrasse. Mais impossible d'en profiter. «Elles étaient toujours occupées», se souvient-elle. Par des hommes. Avec des amies, elle décide de partir à la conquête de cette terrasse. Chaise après chaise, elles investissent le lieu jusqu'à occuper la moitié des tables, sous les regards parfois obliques des habitués. Le collectif était né. «Il a été créé de façon assez joyeuse , se souvient Monique, on veut garder cet esprit.»
Ce grignotage ne s'est pas toujours opéré facilement. «Le soir, ce n'est pas facile d'entrer seule dans un bar de quartier quand on est une femme», dit l'une de ces habitantes réunies autour des tables du café. Elles se souviennent de ce bar où les hommes, amassés devant, bloquaient l'entrée. «On est arrivées à treize, on a forcé l'entrée et on s'est mises au bar. Résultat, ils sont tous partis.» Une autre raconte cette soirée où elles s'installent en terrasse, un soir de match. «A la mi-temps, un type tape sur l'épaule du barman, qui sursaute en nous voyant. Pendant toute la mi-temps, il ne nous avait pas vues.»
Grâce à leurs actions, les choses changent, assurent-elles : «Les patrons de bars sont aujourd'hui plus attentifs, par exemple en faisant attention à l'état de leurs toilettes.» «Ils se rendent compte qu'il y a une clientèle de femmes», note Maguy, une des membres. Des détails, mais qui comptent à leurs yeux. Elles revendiquent ce militantisme du quotidien, défendent un combat de quartier qui place les actes avant les tracts, un féminisme en actions. «On se bat simplement pour une réappropriation de notre espace de proximité», dit Monique. Tous les 25 novembre, journée internationale pour l'élimination de la violence faites aux femmes, elles font la tournée d'une cinquantaine de bars d'Aubervilliers, discutent avec le proprio et lui proposent de placarder sur la devanture leur affichette «Ce café se mobilise contre les violences faites aux femmes». Elles exportent aussi leur bataille au-delà des limites des tabourets du comptoir. A l'occasion d'un 8 mars, journée des droits des femmes, alors qu'il peinait à faire venir des nouveaux membres, le collectif organise un grand café en plein air sur la place de la mairie. Succès mitigé, se souvient une des femmes. «Il a plu.»
Leur grande fierté, elle est visible à l'angle de la rue Henri-Barbusse et de la rue des Postes. Le 7 mars 2015, cette petite place sans nom est officiellement baptisée place des Femmes. «C'est nous qui l'avons réclamée, et nous l'avons obtenue», clament-elles d'une seule voix. Dans la chaîne humaine organisée pour l'occasion entre la mairie et la place, Monique se souvient de six élus de la ville, «présents dans une discrétion totale, sans écharpe».
La mairie communiste soutien le collectif. «Mais elle ne nous subventionne pas, on n'est pas une association, poursuit la militante. La mairie ne nous demande rien, il n'y a pas d'ingérence et ça nous convient comme ça.»
Passer le périphérique
Le collectif se méfie de toute récupération politique. Elles évacuent la question ethnique comme source du problème. «Allez dans un village de la campagne française, entrez dans le PMU, il n'y aura que des hommes là-bas aussi.» L'une avoue cependant qu'une de ses amies parisiennes ne comprend pas ce combat. Une autre explique sa présence parce qu'elle en a assez de devoir passer le périphérique pour aller boire un verre. Ce soir, comme tous les soirs de retrouvailles, elles portent une écharpe à pois de couleurs variées, signe de ralliement et marque de leur mixité. Dans ce petit groupe attablé autour d'un verre, tous les âges et toutes les couleurs sont représentés, elles ont des convictions politiques différentes, mais les taisent devant le journaliste. Elles aiment Aubervilliers, «on veut simplement y vivre mieux». C'est leur seul message.