Les interventions se succèdent depuis une bonne heure sur la place de la République. L'assemblée générale de ce premier jeudi de mai («66 mars», selon le calendrier de Nuit debout) est essentiellement consacrée à l'appel au rassemblement du syndicat policier Alliance le 18 mai. «Une provocation», tranchent les participants de Nuit debout (lire page suivante). Soudain, un homme débraillé s'approche du micro en marmonnant des borborygmes. Il tient à la main un paquet de chips. Très vite, quelques personnes, brassards blancs au bras, l'exfiltrent en douceur sur un côté de la place. Ce sont les membres de la commission «accueil et sérénité», chargés d'assurer le calme à République. Ils ne veulent pas être considérés comme un service d'ordre classique, dont les gros bras se chargeraient de rabrouer les excités. L'homme est maintenant posé sur un banc. On le fait boire (de l'eau), on lui apporte une cigarette. «Il est parti très loin, remarque Théo (1), un des membres de la commission. On va le laisser récupérer avant de l'emmener à l'infirmerie.»
«Beaucoup de progrès»
Quelques minutes plus tard, le jeune homme, accompagné de trois autres personnes, reprend sa mission de veille. Ce soir-là, l'atmosphère est détendue, la présence discrète des forces de l'ordre n'y étant sans doute pas étrangère. Pour les membres chargés de la «sérénité», tous formés sur le tas, le principal du boulot sera de faire la chasse aux bouteilles en verre. «On a fait beaucoup de progrès depuis un mois, raconte Théo. On demande aux vendeurs à la sauvette, si possible, de ne plus vendre d'alcool au milieu de la place, et de privilégier les canettes en alu.» Objectif : limiter le nombre de projectiles qui pourraient atterrir sur les CRS en cas d'échauffourées. D'ailleurs, en «gage de bonne foi», les membres de la commission rapportent les bouteilles en verre derrière les camionnettes des forces de l'ordre. Mais Thomas, un grand gaillard venu prêter main-forte depuis quelques jours sur ses congés, reste dubitatif sur leur attitude. «Ils sont dans toutes les rues adjacentes, où ils font des contrôles d'identité. On se demande pourquoi ils laissent passer les vendeurs d'alcool.» Ce n'est pas le seul à pointer un double discours des autorités. Le préfet de police de Paris, Michel Cadot, n'a-t-il pas récemment dénoncé les «sérieux problèmes de salubrité et de tranquillité pour le voisinage» ? Emilien, en retour, se demande pourquoi la mairie n'a «toujours pas installé» des toilettes sur la place, où des centaines de personnes se réunissent depuis le 31 mars.
Théo, son collègue du soir, se désole d'une forme «d'acharnement médiatique» qui se concentrerait sur le «petit nombre de choses qui déconnent à Nuit debout», et pas «toutes celles positives». «L'image négative véhiculée depuis quelques semaines, à travers les affrontements entre "casseurs" et policiers, c'est ce qui nous inquiète le plus.» Les volontaires de la commission estiment faire tout leur possible pour que les soirées se passent dans le calme. Les groupes hétéroclites qui se rassemblent aux quatre coins de la place autour de djembés ou de sound-system sont invités à limiter le volume, tandis que les accrochages sporadiques entre badauds plus ou moins alcoolisés sont gérés par la «médiation». «Il y a toujours un mec chiant en soirée, philosophe Emilien. Quand des gens vont à la bagarre, on les neutralise, mais sans leur faire de mal. Le but, c'est d'éviter qu'ils ne se blessent ou ne s'en prennent aux autres.» Il est 22 h 15. «Et avec la nuit, le public change», sourit Emilien. Son talkie-walkie grésille. On appelle le groupe pour gérer une embrouille entre un vieux monsieur chauve à l'insulte facile et quelques énervés. Le quinquagénaire est escorté jusqu'à l'infirmerie, où il reprendra ses esprits.
C'est dans les parages qu'on retrouve Loïc Canitrot, un des initiateurs de Nuit debout. Ce membre de la compagnie Jolie Môme avait déjà participé à des services d'ordre, au sein des mouvements des intermittents et antifascistes. Mais pour Nuit debout, il voulait autre chose, «que ça relève plus de la sérénité que de l'ordre». «On est pacifiques, mais déterminés, explicite-t-il. Notre objectif, c'est que la politique se fasse sereinement. En un mois, on a expulsé quelques personnes qui tenaient des discours racistes, sexistes ou homophobes.» Ce sont aussi les membres de la commission qui ont escorté le philosophe-polémiste Alain Finkielkraut hors de la place lorsqu'il y fut chahuté, le 17 avril.
«Ils se sentent humiliés»
Reste un problème de taille : comment réagir en cas de confrontation violente avec les forces de l'ordre ? Canitrot : «On ne veut pas le conflit, mais quand des centaines de gens sont en colère, on n'a ni les moyens ni la légitimité de les arrêter.» Pour lui, la commission n'a pas vocation à effectuer le «travail des flics» - «Ça serait contre-productif.» «Je remarque aussi que les soirs où il y a eu le plus de problèmes, les 28 avril et 1er mai, c'est quand les cortèges de l'après-midi ont été gazés, nassés. En arrivant à République, les gens se sentent humiliés, en colère. En revanche, quand la présence policière est plus discrète, ça apaise.»
Certains tentent toutefois de jouer les Casques bleus. Dimanche, une trentaine de personnes se sont interposées entre les policiers et les militants les plus énervés, en improvisant une chaîne humaine. Ludivine, de l'équipe médicale, y voit une manière de mettre en application ses convictions pacifistes. Pas facile. Ce soir-là, elle a écopé des lazzis de certains de ses camarades : «On se faisait traiter de collabos.» Ce jeudi soir, l'AG se dispersera dans le calme peu après minuit.
(1) Les prénoms ont été modifiés.