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Libération
Reportage

Chez Smart, un précédent harassant

En Moselle, les salariés de l’usine automobile, consultés par référendum, travailleront trente-neuf heures payées trente-sept.
L’usine Smart en Moselle, lundi. Le constructeur auto avait «gagné» son référendum consultatif visant à augmenter le temps de travail grâce aux cadres. (Photo Stéphane Harter. Vu pour Libération)
publié le 9 mai 2016 à 20h41

Ils marchent vite, répondent vite. Ce que ça a changé ? «Beaucoup de choses, et en moins bien : on est fatigués», dit l'un. «No comment», dit un autre. «Suis intérimaire, désolé», dit un troisième. «On fait avec, dit un jeune, on gagne plus.» Le parking de l'usine d'automobiles Smart à Hambach (près de Sarreguemines) se remplit à mesure que le jour se lève. Ici, 97 % des 800 salariés ont signé, un par un, en décembre 2015, un avenant à leur contrat de travail, pour travailler 39 heures payées 37, à partir d'octobre prochain. L'avenant a déjà mis l'usine aux 37 heures payées 37 depuis janvier et, du coup, l'annualisation du temps de travail, héritée du passage aux 35 heures, permet de les contraindre à travailler jusqu'à 46 heures par semaine, comme en ce moment. D'où la fatigue.

Menacés de voir leur usine délocalisée en Slovénie, où le «coût du travail» est «trois fois moins cher» selon la direction, l'écrasante majorité des salariés a accepté cet allongement du temps de travail, avec des soirs terminés à 23 heures et des samedis à 6 heures travaillées, au terme d'une bataille de trois mois. Car pour contourner les syndicats majoritaires qui refusaient l'accord d'augmentation du temps de travail, la direction a non seulement fait signer des avenants à chaque salarié, mais également usé d'un outil redoutable : le référendum d'entreprise. Aujourd'hui purement consultatif, il permettra demain, si la loi travail est adoptée en l'état, de valider un accord refusé par les syndicats majoritaires (lire ci-dessous).

«Chantage» Le 11 septembre 2015, la direction de Smart consulte ainsi les employés. Résultat : 56 % de votes en faveur de l'accord, mais 61 % de non chez les ouvriers, contre 75 % de oui chez les autres. La CGT et la CFDT, majoritaires à eux deux - 52% dans l'usine et jusqu'à 90% dans le collège ouvrier -, refusent de signer, comme la loi le leur permet encore. Résultat : la direction choisit de faire ce qu'elle appelle «du dialogue social», et ce que la CGT appelle des «menaces», et des «pressions».

«Les gens ont signé le couteau sous la gorge», insiste Thomas Di Francesco, délégué CGT. «Il n'y a eu ni menace ni pression, mais j'ai conscience que ça puisse être perçu comme ça», répond Philippe Steyer, directeur des ressources humaines. «On a juste parlé avec franchise. On a dit : "soit on se prend en main, soit il y a un risque".» De fermeture. La direction a même convoyé des délégués syndicaux en Slovénie pour leur faire visiter l'usine avec laquelle ils étaient en concurrence. Samir Boualit (délégué CGT) : «Ceux qui subissent la ligne étaient majoritairement contre. S'il n'y avait pas eu ce chantage à l'emploi, on aurait eu 75 % de contre.»

La mesure ne devrait durer qu’un an. Aujourd’hui à 37 heures payées 37 - c’est-à-dire 120 euros de plus pour tous les signataires de l’avenant, ouvrier comme cadre - puis à 39 payées 37 en octobre, les salariés retourneront aux 37 heures en 2019, puis aux 35 heures en 2020. Ou pas : la direction ne garantit l’emploi que jusqu’en 2020. Le tout dans une usine qui jusqu’ici ne perd pas d’argent, selon la CGT. La direction, elle, refuse de communiquer des chiffres.

«Les gens ont eu peur d'un deuxième Florange», dit Aurélien (1). «Ceux qui ont 18-20 ans, les intérimaires jeunes, frais, subissent sans broncher, ils veulent montrer qu'ils sont là. Ceux qui ont quinze ans de boîte ont plus de mal, dit cet ouvrier syndiqué à la CGT. Moi, la fatigue, je la sens, après 22 heures. Dans les lombaires, les chevilles, les coudes, les épaules, c'est dur.» Il ajoute : «La vie de famille en prend aussi un coup. Le temps de se doucher et de rentrer, tout le monde est couché. On ne voit plus sa femme, ses gosses. Avant, en période basse, on pouvait finir à 19 h 30.» Et 21 h 20, en période haute.

«Portillon». «Quand on voit que ça ne rapporte pas grand-chose à la fin, ça joue autant sur le moral que sur le physique. Une fois payé le transport je suis à 1 300 euros par mois et ça fait trois ans qu'on n'est pas parti en vacances», poursuit Aurélien. Comme les autres, il travaille jusqu'à 23 heures et les samedis. Mais parce qu'il a refusé de signer l'avenant, il continue de travailler 35 heures. Ses demi-journées de congé tombent en milieu de semaine.

Sortant de l'usine d'un pas pressé pour éviter «les embouteillages au portillon», Laure (1), la quarantaine, répond en marchant. Les nouveaux temps de travail ? «Epuisants.» Il est 14 h 30. Ce matin, elle a embauché un peu avant 6 heures. Entre-temps, quarante minutes de pause, dont dix payées. Et une heure et demie de route. Dix heures en tout, dont sept heures cinquante de chaîne. Mais «il fallait signer, par conscience», explique-t-elle. «On avait une épée de Damoclès. Vous avez compté le nombre d'usines fermées en Lorraine ?»

(1) Les prénoms ont été modifiés.