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Interview

«Cette contestation est problématique pour la gauche au pouvoir»

Pour Alain Bergounioux, historien et membre du Parti socialiste, «la situation est grave dans un moment où les rapports de force dans le pays sont très défavorables à la gauche».
Le «frondeur» et député de la Nièvre, Christian Paul, lors de la réunion du groupe PS à l’Assemblée nationale, le 10 mai. (Photo Albert Facelly pour Libération)
publié le 10 mai 2016 à 20h31

Alain Bergounioux est historien, membre du PS et directeur de la Revue socialiste. Il est notamment l'auteur, avec Gérard Grunberg, de l'Ambition et le Remords : les socialistes et le pouvoir» (Hachette, 2007).

Au PS, les débats sur les questions économiques et sociales ne sont pas une nouveauté. La fracture sur la loi travail est-elle inédite ?

La situation est à la fois classique et singulière. Quand vous prenez toutes les expériences où la gauche a été au pouvoir en France, depuis disons le Front populaire dont on fête les 80 ans, il y a toujours eu des oppositions de gauche plus ou moins virulentes. C'était déjà le cas entre la gauche de la SFIO et le gouvernement de Léon Blum, ça s'est terminé par une scission en 1938. Ça, c'est pour la tradition. Mais il y a une dimension nouvelle : jusqu'ici la contestation se faisait à la fin de l'exercice du pouvoir, comme ce fut encore le cas pour Lionel Jospin en 2002, avec notamment le Parti communiste français. Au sein du PS, au-delà des congrès internes, l'opposition n'était jamais allée aussi loin que les «frondeurs» au Parlement depuis 2013. Inédit sous la Ve République et, surtout, problématique pour la gauche au pouvoir.

A moins d’un an de 2017, la gauche du gouvernement et celle des «frondeurs» apparaissent aussi «irréconciliables» que Manuel Valls le disait…

La situation est grave dans un moment où les rapports de force dans le pays sont très défavorables à la gauche dans son ensemble. On a tendance à l’oublier, mais nous ne sommes plus dans un contexte, comme dans les années 90, où la gauche pesait 45 % des voix face à la droite. Aujourd’hui, dans un tripartisme avec la droite et l’extrême droite, c’est plutôt 35 % pour l’ensemble de la gauche, si on se base sur les élections intermédiaires ou partielles depuis le début du quinquennat. De plus, les divisions étant particulièrement aiguës, les logiques de report sont beaucoup moins automatiques en faveur du PS.

Cela demande une clarification ?

Pour redresser la situation, clarifier les positions est un préalable indispensable. Tous les socialistes doivent discuter de ce qui doit maintenir l’unité du parti, se mettre d’accord sur ce qui leur est encore commun. Cela demande une explication sur quelques points fondamentaux, au-delà de la loi travail. On l’a déjà vu au moment du pacte de responsabilité ou de la loi Macron. C’est la question du redressement économique, du rapport à l’entreprise, du cadre de la redistribution… Aujourd’hui, certaines oppositions deviennent des fractures de manière peut-être irrationnelle, alors que les voies d’un compromis existaient sûrement. Mais pour aboutir à un compromis, il faut la volonté politique.

Manuel Valls comme les frondeurs semblent se réaffirmer avec ce nouveau clash…

Ça, c’est l’illusion de chacun. Comment penser qu’on peut trouver son compte dans une telle situation, alors qu’il en va de l’intérêt du PS et donc malgré tout de la gauche pour la prochaine présidentielle. Il s’agit quand même de mener une bataille politique contre la droite et l’extrême droite, et d’exposer un programme qui reste très différent. A la gauche du parti, il serait temps de prendre ses responsabilités : l’alternative ne peut pas qu’être contestataire.

La semaine dernière à l’invitation de la Fondation Jean-Jaurès, François «ça va mieux» Hollande a tenté de parler à sa gauche ou plutôt de parler de sa gauche…

Pour la première fois, et alors que beaucoup de socialistes l’y incitaient depuis longtemps, il a essayé de démontrer la cohérence de son action en y donnant un peu d’ampleur. Il a revendiqué ses orientations, défendant que beaucoup de ce qui a été fait s’inscrit dans l’histoire de la gauche et peut souffrir la comparaison avec les actions engagées au même moment dans les autres pays européens. Il a seulement concédé des erreurs d’appréciation sur la situation initiale. Mais ses propos n’ont pas marqué les esprits autant qu’espéré, cela n’a pas ouvert un débat sain avec les frondeurs.

Alors que le tournant de la rigueur, deux ans après mai 1981, a été plus massif que les «trahisons» depuis 2012, pourquoi la fracture semble-t-elle plus béante aujourd’hui?

Il y a aujourd'hui une vraie fatigue de la société française comme des forces politiques et, à gauche, un sentiment de déception à répétition. Il faut se souvenir qu'avant le tournant de la rigueur il y avait déjà eu d'importants progrès sociaux, alors qu'en 2012 les réformes engagées sur le front social ont été plus modestes. Mais, dans le fond, la politique d'aujourd'hui s'inscrit dans celle engagée en 1983 : François Mitterrand, Pierre Mauroy et Laurent Fabius parlaient de «moderniser et rassembler», aujourd'hui François Hollande défend le «moderniser et protéger».