Le 19 février 2013, deux balles sifflent rue Paul-Doumer, dans le centre-ville de Corbeil-Essonnes. Le conducteur d’une Peugeot 207 s’affaisse sur le volant. Le tireur, jambes arquées, baisse son 357 Magnum et quitte tranquillement les lieux. Trois années plus tard, les deux hommes se font face devant la cour d’assises d’Evry. Sur le banc des parties civiles, Fatah Hou, 33 ans, boxeur professionnel qui a réchappé à la mort mais a gardé de graves séquelles. Dans le box des accusés, Younès Bounouara, 43 ans, figure de la cité des Tarterêts, parfois considéré comme «l’homme de main» de Serge Dassault, sénateur (LR) du département et ancien maire de Corbeil-Essonnes.
Il ne fait guère de doute que l'accusé a bien appuyé sur la détente, car il a agi en plein jour, devant plusieurs témoins. Le scénario semble limpide : après une violente altercation survenue dans la matinée avec Fatah Hou sur la nationale 7, Younès Bounouara rentre chez lui, s'empare de son arme et s'énerve au téléphone (sur écoute) : «Je te jure que je le crève.» A 12 h 40, il tire. S'en suivront neuf mois de cavale en Algérie avant sa reddition.
«Gros Lézard»
Vêtu d'un costume sombre et d'une chemise blanche, catogan et bouc finement taillé en triangle, l'accusé rectifie d'une voix enrouée, qui se perd dans les grésillements du micro : «Je n'ai jamais voulu tuer cette personne. Ce qui s'est passé, c'est dommageable pour lui, pour moi. On vient de la même cité, on a grandi ensemble. Je n'arrive pas à comprendre comment on en est arrivé là.»
Justement, pour comprendre, il faut remonter plusieurs années en arrière. Plus précisément en 1995, lors de «la rencontre qui a changé sa vie», comme l'indique François Sottet, le président. La scène se déroule aux Tarterêts : Serge Dassault, tout juste élu à la mairie - il siégera jusqu'en 2009 - essuie des jets de pierres lors d'une visite. C'est alors que Younès Bounouara, qui «ne supporte pas l'injustice», intervient pour tempérer la situation et conduire l'édile dans une pharmacie.
A l'époque, Bounouara n'a pas grand-chose à voir avec l'homme au visage émacié qui se tient dans le box : il est très corpulent, ce qui lui vaut le surnom de «Gros Lézard». Son bagout et son histoire semblent plaire au maire. Orphelin de père, il a été élevé par sa mère aux côtés de ses six frères et sœurs. Après avoir enchaîné les petits boulots et quelques actes de délinquance qui lui ont valu trois mois de prison, il a été repêché par un éducateur. Il est devenu un médiateur respecté dans la cité, en tête des marches antidrogue, passerelle entre les jeunes et les autorités. Serge Dassault voit en lui un intermédiaire charismatique pour œuvrer sur le terrain. Younès Bounouara en fait son «père de substitution».
«Peur de tout»
Sur une photo projetée devant la cour, les deux hommes apparaissent souriants, bras dessus, bras dessous, dans l'avion privé du milliardaire. Leur amitié ne s'arrête pas là. En décembre 2012, un article du Canard enchaîné révèle que Younès Bounouara a touché 1,7 million d'euros de la part de Serge Dassault. De l'argent supposé servir à financer un système occulte d'achat de votes pour favoriser l'accession de Jean-Pierre Bechter (LR), son homme lige, à la mairie de Corbeil-Essonnes. Mais Younès Bounouara, lieutenant un peu trop gourmand, «n'aurait pas redistribué l'argent comme il devait le faire», selon Fatah Hou, qui a menacé Dassault et Bechter de révéler publiquement des preuves compromettantes concernant l'achat de voix.
Le sénateur, entendu comme témoin assisté durant l'instruction, a balayé ces soupçons qui lui ont par ailleurs valu une mise en examen dans un autre dossier. Il s'accorde avec Younès Bounouara pour expliquer que la somme d'argent en question a été versée pour «financer un projet industriel en Algérie». De son côté, l'accusé affirme avoir subi des pressions incessantes. Fragilisé par sa perte de poids - près de 100 kilos - et apeuré, il aurait perdu ses moyens. D'ailleurs, si cela ne tenait qu'à lui, Bounouara se verrait bien assis de l'autre côté de la travée. «Je me considère comme une victime de ces gens-là. J'avais peur de tout, ils me mettaient la pression, je me cachais.»
Pour autant, le «système Dassault» ne restera que la toile de fond des audiences, car l’avionneur ne viendra pas s’expliquer sur cette affaire embarrassante. Il a adressé une lettre au président par l’intermédiaire de son avocat, dans laquelle il regrette de ne pouvoir se présenter devant la cour, des obligations professionnelles le retenant à l’étranger. Jean-Pierre Bechter, l’actuel maire de Corbeil, a également décliné l’invitation, certificat médical à l’appui. Il présidait encore le conseil municipal du 2 mai. Ce mercredi, le procès reprendra par l’audition de Fatah Hou, qui donnera sa version sur les coulisses et les pratiques à la mairie de Corbeil, sous le règne de Serge Dassault.