Jérôme Fourquet est directeur du département opinion publique de l’institut de sondages Ifop.
Est-il contradictoire que les Français rejettent nettement la loi El Khomri tout en plébiscitant Juppé, qui vient de dévoiler son programme libéral : 100 milliards d’euros de dépenses et 250 000 fonctionnaires en moins, suppression de l’ISF et des 35 heures, retraite à 65 ans, etc.?
Précisons d’abord que tant pour la loi El Khomri que pour le projet de Juppé, pas grand monde, au-delà des cercles les plus informés, ne sait précisément de quoi on parle. Il y a toujours un grand flou sur le contenu précis de la loi travail et encore une méconnaissance sur les intentions de Juppé. Mais ce que les Français ont bien compris et rejettent nettement, c’est la plus grande facilité donnée aux entreprises pour licencier. Avec 600 000 chômeurs de plus depuis 2012 et un chômage à 10 %, c’est le genre de choses qu’il est difficile de vendre à l’opinion et pas seulement à gauche.
Les Français (y compris une majorité d’électeurs PS) ont globalement intégré l’idée qu’il fallait restaurer les marges des entreprises car ils ont le sentiment que notre économie décroche. Mais ils ne sont pas pour autant devenus de parfaits libéraux. Avec la loi El Khomri, le bouchon a été poussé trop loin : le texte est apparu comme fragilisant en premier lieu les salariés.
En 2011, Hollande, qui n’a pas été le plus à gauche des candidats à la primaire, avait notamment fait campagne sur le renforcement de notre souveraineté par la restauration des comptes publics. Cinq ans plus tard, la primaire de la droite est une surenchère libérale assez éloignée du bilan de Sarkozy. Est-ce le signe d’une droitisation économique généralisée ?
Attention au mot libéral : pour beaucoup de Français le terme est d’abord associé au mot liberté et n’est donc pas spontanément rejeté. Concernant les propositions des Juppé, Fillon, Le Maire ou Sarkozy, n’oublions pas qu’ils s’adressent en premier lieu aux électeurs de la primaire, un concentré au sens culinaire du terme des électeurs de droite, à la fois sur les questions économiques et identitaires. Et chacun à droite part du principe que le vainqueur l’emportera au second tour face à Le Pen, alors que la gauche est au plus mal. Un contexte inédit où il ne s’agira pas de rassembler loin au centre pour battre la gauche et qui permet de «lâcher les chevaux» pour mobiliser le cœur des électeurs de la primaire, plus âgés et mieux lotis. Mais Sarkozy et Fillon, qui ont été aux responsabilités sans faire la moitié de ce qu’ils promettent, ont un problème de crédibilité. Cela confère à Juppé un net avantage : il est à la fois l’antithèse de Hollande - quelqu’un qui devait nous rassurer et qui nous a inquiétés parce qu’il a semblé ne pas savoir où il allait - et celle de Sarkozy - quelqu’un qui s’est beaucoup agité pour pas grand chose à l’arrivée. Juppé arrive aussi à apparaître (un peu) moins radical que Fillon et son credo à la Thatcher.
Les électeurs de gauche qui seraient tentés par Juppé ne vont-ils pas se détourner à mesure qu’il va préciser ses intentions ?
C’est ce que Hollande espère : que la surenchère des candidats à droite l’aide à apparaître davantage de gauche, même relativement. Maintenant, si des électeurs de gauche votent Juppé à la primaire, ce n’est pas parce qu’ils sont tous devenus ultralibéraux mais parce qu’ils préfèrent participer à la primaire adverse, quitte à se boucher un peu le nez, plutôt que de subir un duel Sarkozy-Le Pen. Ce mouvement pourrait se renforcer si Hollande n’inverse pas la courbe du chômage, mais surtout celle des sondages d’ici l’automne. Avant d’être un engouement pour Juppé, ce phénomène est d’abord le fruit d’un contexte. Mais quand il s’agira, pour Juppé ou un autre, une fois élu, de supprimer concrètement 250 000 fonctionnaires dans le pays ou de réduire la dépense publique de 100 milliards, ce sera une autre histoire. On retrouvera dans la rue tous ceux qui y sont aujourd’hui et sûrement beaucoup d’autres.
A droite, on a le sentiment que la bataille se jouera moins sur les questions économiques que sur celles dites identitaires…
Le centre de gravité de la droite sur ces questions penche nettement du côté de la droite dite «décomplexée». Si Juppé est en tête dans son camp, ce n’est ni pour ses propositions libérales, semblables à celles de ses concurrents, ni donc pour son «identité heureuse», mais d’abord, au-delà de ce qu’il dit, pour ce qu’il est : un point d’équilibre et un gage de sérieux, éléments qui font mouche auprès d’un électorat aujourd’hui inquiet.