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Libération

Catherine Lejealle sociologue «La connectivité est devenue comme un sixième sens sans lequel notre rapport au réel reste incomplet»

Publié le 12/05/2016 à 20h11

Professeur à l'Institut supérieur du commerce de Paris, Catherine Lejealle est sociologue et étudie les usages du numérique. Auteur de J'arrête d'être hyperconnecté(Eyrolles 2015), elle voit dans Periscope et la vogue de la vidéo en direct l'attrait pour une «captation brute du réel» que les médias classiques, très formatés, n'arrivent plus à saisir.

«Le recours aux réseaux sociaux pour mettre en scène des suicides n’a rien de nouveau. Les cas de suicides facebookés, youtubés ou même twittés se sont déjà vus et cette exposition de soi jusque dans ses dimensions les plus tragiques est consubstantielle aux réseaux sociaux. Ce qui est plus rare et assez inédit, c’est ce passage à l’acte retransmis en direct. D’après ce que j’ai pu comprendre des motivations de cette jeune femme, il y a dans son geste comme une forme de "pétition ultime", d’appel désespéré à témoin.

«Plus généralement, ce qui me paraît commun aux usages très variés auxquels donne lieu Periscope, c’est l’idée d’un temps réel enrichi par les interactions instantanées avec des "perispectateurs" devenus partie intégrante de ce qui se voit à l’écran. On est passé dans une nouvelle dimension de la société du spectacle qui va au-delà, me semble-t-il, du quart d’heure de célébrité wahrolien qui a coïncidé avec l’âge d’or de la télévision et dont la forme la plus poussée est la télé-réalité.

«Pour le dire autrement, on assiste au triomphe de Narcisse plus qu’à une nouvelle variante de ces expériences forcément éphémères de starification. Grâce aux réseaux, les nouvelles générations Y et plus encore Z, celle des moins de 18 ans, sont indissolublement et à tout moment à la fois dans et hors de l’espace social. La connectivité est devenue comme un sixième sens sans lequel notre rapport au réel reste incomplet. Quoi que l’on fasse, être connecté à ses sensations ne suffit plus à notre épanouissement, il faut le retour des autres pour pleinement les ressentir : ce que je vis est génial parce que les autres me le disent ! La frontière entre l’intimité et l’extérieur devient tellement ténue que cette ligne de partage a de moins en moins de sens, on le voit bien avec l’exhibition de la sexualité. On a besoin en permanence de cette validation sociale des choses pour les vivre pleinement.

«Cette injonction des réseaux sociaux à être visible tout le temps sans quoi c’est comme si on n’existait plus nous met dans une situation de fragilité narcissique, de dépendance dont je ne vois pas de précédent dans l’histoire des modes de sociabilité. C’est une soumission à une nouvelle forme de tyrannie sociale dans laquelle chacun attend de la multitude la validation qu’il est bien dans la norme. Pourtant tout dans notre vie n’a pas vocation a être partagé. Mais les réseaux sociaux nous disent le contraire et il est difficile, pour des jeunes qui fonctionnent par mimétisme social, d’échapper à ce diktat de la norme.»