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Interview

Marc Fillatre psychiatre «En prenant le monde à témoin, la personne devient prisonnière de sa mise en scène»

Publié le 12/05/2016 à 20h11

Marc Fillatre est psychiatre, responsable de l’unité d’adolescents du CHU de Tours et vice-président de l’UNPS, l’Union nationale pour la prévention du suicide.

«De façon générale, les personnes qui passent à l’acte sont toujours au croisement de deux situations : il y a à la fois la conviction d’être en dehors du groupe social, un sentiment d’isolement inscrit profondément, et par ailleurs la certitude de faire face à quelque chose de non modifiable, qui ne peut plus se résoudre autrement que dans le passage à l’acte. Dans le cas de cette jeune fille, on voit dans toutes les vidéos avant son suicide qu’elle est enfermée seule dans sa chambre, uniquement reliée aux autres via les réseaux - elle n’est plus intégrée à l’espace social mais a ce besoin d’interagir avec les autres.

«L’envie de communiquer autour du passage à l’acte est liée à l’âge. Les personnes plutôt mûres en font un acte privé, alors que les jeunes, dans leur grande majorité, veulent publiciser leur geste : il témoigne pour eux comme pour les autres. «C’est ce qui nuance d’ailleurs l’étiquette "narcissique" que certains apposent sur ce type de geste, car il y a souvent une volonté que son témoignage serve aux autres. Enfin, chez les ados, le caractère définitif de la mort n’est pas toujours bien constitué. Il y a l’idée qu’avec le suicide, on va faire bouger les choses, on va redémarrer…

«Le réseau social n’est pas déclencheur dans le sens où cette dimension de message dans le suicide chez les jeunes préexistait à Periscope, qui n’est qu’un outil pour colporter ce message. Cependant, il est courant que les jeunes soient dépassés par les nouveaux usages en ligne, on le voit avec les chantages à la sextape par exemple. Le médium n’est pas responsable, mais il peut être dangereux faute de maîtrise.

«En prenant le monde à témoin, la personne entre dans une dramatisation néfaste, elle devient prisonnière de sa mise en scène, ce qui peut l’obliger à aller jusqu’au bout. Sans public, on peut plus facilement renoncer.

L’impact d’un tel acte vu en direct par d’autres jeunes a peu été étudié, mais on peut imaginer que ça donne une autre dimension au traumatisme lié au visionnage d’une telle vidéo. On sait que ce genre d’événement suivi en direct crée chez le témoin un état d’excitation. Celui qui regarde est placé dans un positionnement de quasi-participation. Dans un sens ou dans l’autre : qu’on ait cherché à interrompre le drame, en essayant de dissuader ou en appelant la police ou en étant passif.

«Enfin, cette "fixation" du passage à l’acte peut entraîner un risque d’émulation chez d’autres, qui pourraient vouloir accéder à cette notoriété, aussi fugace soit-elle. Il y a souvent dans le suicide des jeunes une recherche de reconnaissance, une tentative de se signaler. C’est une façon d’exister dans la mort, à laquelle les réseaux sociaux donnent une résonance.»