Toulouse, jeudi, fin d’après-midi : un groupe de manifestants, pour la plupart le visage découvert, fuit une charge de police. Au milieu de la foule, un CRS, immobile, lance un coup de coude au visage de l’un des jeunes. Il tombe violemment, tétanisé, avant de se relever et de reprendre sa course. Le policier, lui, ne daignera pas se retourner. Ce geste, manifestement gratuit, aurait pu passer inaperçu. Sauf que la scène n’a pas échappé au smartphone d’un journaliste local. Postée le soir même sur YouTube, la vidéo est abondamment partagée sur le Web. Et provoquera l’indignation.
Depuis le début du mouvement contre la loi travail, des dizaines de films montrant les dérapages des forces de l'ordre fleurissent sur le Web. Mardi encore, à Paris comme à Grenoble, les débordements qui ont opposé une nouvelle fois des autonomes (ces militants radicaux indépendants des organisations syndicales) aux forces de l'ordre ont nourri la Toile après une journée particulièrement violente. C'est même devenu l'une des spécificités de ce mouvement social : évoluer sous l'œil quasi permanent de dizaines d'objectifs. Parfois même en diffusion directe, avec l'application Periscope. Une pratique nouvelle, de plus en plus répandue, qui électrise un climat déjà passablement tendu. «Tout le monde déteste la police» est ainsi devenu l'un des slogans favoris d'une partie des manifestants.
Violence policière à République (Paris) filmée par Matthieu Bareyre et Thibaut Dufait. («On ne sait jamais ce qu'on filme»)
Scènes d’embrassades
Intolérable pour les forces de l'ordre, dont plusieurs syndicats - et notamment Alliance, majoritaire et classée à droite - appellent à un rassemblement ce mercredi, sur la place de la République à Paris. Avec un mot d'ordre clair : «Marre de la haine anti-flics.»
Devenue lieu de recueillement après les multiples attentats de l'année 2015, la célèbre place n'a pas été choisie au hasard. Elle est censée rappeler qu'il n'y a pas si longtemps, des scènes d'embrassades et d'applaudissements accompagnaient les policiers en remerciements de leurs actions contre le terrorisme. Un passé regretté, loin de l'affiche de la fédération Info'Com de la CGT, qui exhibait il y a peu le logo des CRS sur une dalle de béton ensanglantée… Afin de prouver l'ingratitude dont ils estiment être victimes, les policiers s'appuient eux aussi sur certaines vidéos, souvent tournées - c'est cocasse - par ceux qu'ils tentent d'interpeller. L'une des plus spectaculaires, datée du 9 avril, captait un tir de mortier échouant au pied d'un CRS, en faction devant l'opéra Bastille. Ou cette autre, où l'on voit une unité recevoir l'équivalent d'un conteneur de bouteilles en verre en moins d'une minute. Aussi impressionnantes soient-elles, ces séquences ne recueillent pas la popularité de celles dénonçant un usage disproportionné de la force.
L’une des premières et des plus saisissantes met en scène le lycéen de Bergson, à Paris, frappé au visage par un CRS. On y voit un jeune à terre relevé par deux policiers, avant que l’un d’entre eux ne lui assène un violent coup de poing. La vidéo, vue plus de deux millions de fois sur Internet, conduira à l’ouverture d’une enquête de l’Inspection générale de la police nationale (IGPN), puis à un procès, repoussé à novembre. A ce jour, une trentaine de dossiers sont examinés par la police des polices.
Autre vidéo, plus dérangeante encore, et vue 250 000 fois sur le Web : celle tournée par le cinéaste Matthieu Bareyre, en repérage place de la République à Paris, dans la nuit du 28 au 29 avril. Deux personnes menottées sont d’abord frappées à terre par des policiers, puis amenées, tour à tour, devant un CRS au visage encagoulé qui les cogne, l’un au visage, l’autre au ventre. Ils sont ensuite emmenés dans un coin de la place. Le même jour, à Rennes, une personne filme de sa fenêtre une séquence troublante. Intitulée «La police renverse un scooter», elle montre une voiture de la police nationale fuyant sous les coups des manifestants. L’objectif revient alors quelques mètres en arrière, et on aperçoit un deux-roues renversé et un homme à terre. Le blessé, gisant au sol, est ensuite traîné par le col par des policiers en civil, en violation des règles élémentaires qui commandent de ne pas déplacer un accidenté de la route.
Le soir du 1er Mai, c'est un «periscopeur», le photographe «NnoMan», qui va mettre les forces de l'ordre dans l'embarras. Il est plus de minuit, un dernier carré de manifestants est repoussé dans la station de métro Bonsergent, à 300 mètres de République. Bousculade dans les escaliers, un jeune tombe. La vidéo le montre ensuite allongé au sol, sous une couverture de survie et à moitié conscient. Problème : on y voit aussi des policiers, postés juste à côté dans une indifférence manifeste.
Autres images d'affrontements entre forces de l'ordre et manifestants, à Rennes le 28 avril, diffusées sur Internet. (Capture DR)
«Stress»
Sur les réseaux sociaux également, et notamment sur Facebook, les blessés partagent leurs clichés de blessures : visages défigurés par des tirs de grenade de désencerclement, brûlures de projections de bombe lacrymogène, plaies crâniennes dues à des coups de matraque… Pas forcément de quoi refroidir les forces de l'ordre, qui iront jeudi jusqu'à interpeller violemment et en direct devant une équipe de France 2 qui les interrogeait deux manifestants encagoulés. Avant «un contrôle d'identité musclé» des deux journalistes, selon leurs propres dires…
La multiplication de ces documents accablants a-t-elle conduit à des consignes de modération et de vigilance délivrées par les préfectures ? Les événements violents des derniers jours à Rennes ou à Paris tendent à prouver le contraire. Le 11 avril, lors d'une intervention dans France Info Junior, une émission où les questions sont posées par les enfants, la patronne de l'IGPN, Marie-France Monéger-Guyomarc'h, rappelait un principe de base : un policier a tout à fait le droit de frapper quelqu'un s'il s'agit d'un usage proportionné de la force, et si le but est de maintenir ou de rétablir l'ordre public. Dans les hautes sphères policières, «le rappel de cette évidence» a été très fortement apprécié. «Avec Periscope, fustige Frédéric Lagache, secrétaire général adjoint d'Alliance, c'est la stigmatisation permanente des policiers qui se joue en direct. Les collègues sont jugés coupables sans qu'aucune enquête à charge et à décharge ne puisse avoir lieu. Cela accentue grandement leur stress. Ils se savent épiés, en plus d'être épuisés.» Christophe Rouget, du Syndicat des cadres de la sécurité intérieure (SCSI), abonde : «Les choses ont changé depuis le mouvement contre le CPE, avec l'arrivée des chaînes d'information en continu et des réseaux sociaux. Cela crée une focalisation sur certaines choses, et notamment les images chocs. Des gens, minoritaires, surexploitent les réseaux pour faire passer leurs idées. Cela crée un miroir déformant de l'actualité.»
«Harpons»
Parfois, la tension est telle dans les cortèges que des policiers se lancent dans le projet fou de contrôler l'usage des portables de certains participants. Mais puisqu'il est impossible de juguler le flux d'images personnelles, les différents services de com des forces de l'ordre réfléchissent à diffuser leurs propres images, captées grâce aux caméras des fonctionnaires. Ainsi, le service de renseignement de la préfecture effectue depuis plusieurs semaines un travail de documentation sur les militants les plus violents. A cet égard, Nicolas Comte (Unité SGP-FO) pense que «le ministère de l'Intérieur est très mauvais en com». «Résultat, c'est aux syndicats, déplore-t-il, de communiquer sur les projectiles que reçoivent les forces de l'ordre sur la tête. On parle quand même de harpons, de bombes agricoles, d'acide, de batteries de voiture, c'est grave.»
Un avis tranché, qui ne fait pas consensus dans la hiérarchie : «On n'échapperait pas, nous non plus, à l'accusation de subjectivité,dit un gradé. Nos détracteurs sont déterminés à nous acculer et d'autres, au contraire, pensent que nous sommes trop tendres. Le maintien de l'ordre est une affaire de doctrine et de formation, pas d'image.»