Les miroirs au mur donnent l'impression que les tas de dossiers sont démultipliés. On écrit «dossiers», mais on devrait plutôt évoquer des feuilles volantes empilées, qui offrent au bureau haussmannien d'Henri Braun un air désordonné, raccord avec l'ambiance du quartier populaire de la Chapelle, à deux pas de Barbès (XVIIIe arrondissement de Paris), où il est situé. «C'est le combat de ma vie d'avoir à ranger ce bordel», s'amuse cet avocat volubile qui, au reste, livre des combats autrement plus politiques.
On l'a rencontré début avril à une conférence de presse du Collectif contre l'islamophobie en France (le CCIF), juste après que la ministre Laurence Rossignol eut assimilé les femmes voilées à des esclaves. L'avocat du collectif dénonçait alors le «racisme d'Etat infusé» par les responsables politiques. On a ensuite découvert que Braun était engagé de longue date pour la défense des minorités (Tsiganes, sans-papiers), membre de la Ligue des droits de l'homme et qualifié par le site extrême droitiste Riposte laïque d'«imposteur de l'antiracisme». De fait, les «imposteurs» seraient plutôt, pour Henri Braun, des mouvements comme la Licra ou le Mrap - qu'il se garde bien de qualifier ainsi -, avec lesquels il ne s'accorde pas sur l'existence d'un «racisme anti-Blanc». «Qu'il puisse y avoir une hostilité des Noirs ou des Arabes contre les Blancs, je veux bien, mais ce n'est pas du racisme. Le racisme est quelque chose de structurel. Personne n'a raté un job ou un logement en France parce qu'il est blanc, ça n'existe pas», explique-t-il sur le ton de l'évidence, dans une des rares phrases de l'entretien qu'il termine. «Il y a une offensive sur la laïcité qui a réussi à en faire une valeur conservatrice alors qu'au départ, ça a à voir avec le progrès, l'émancipation. Je sens quelque chose du même type dans la lutte contre le racisme, on va déposséder les victimes du racisme de ce combat, alors que c'est le leur», poursuit celui qui a défendu Houria Bouteldja, du Parti des indigènes de la République, qui avait évoqué les «souchiens» en 2007 et avait été relaxée des poursuites pour «injure raciale» fin 2012, ou encore le rappeur Saïdou du groupe ZEP, accusé en 2015 de «provocation à la haine» pour avoir chanté Nique la France.
1983. A 380 kilomètres de Dreux, un lycéen limougeaud de 15 ans, admirateur du maquisard Georges Guingouin et de Louise Michel, ne décolère pas. Le FN vient d'entrer à la mairie, avec la droite. Henri Braun a compris deux ans plus tôt, pendant les débats sur la loi sécurité et liberté de 1981 et ceux sur la peine de mort, qu'il deviendrait avocat. Quand, en 1984, Le Pen passe à l'Heure de vérité, il se «dit que c'est l'ennemi à combattre», se rappelle Braun, entre deux volutes de fumée. Fils unique d'un père professeur et d'une mère chercheuse, «à fort capital culturel», le jeune homme, qui fera ensuite droit et Sciences-Po, à Paris, est habitué aux discussions politiques à la maison, même si ses parents, de gauche, ne sont «pas tant que ça» engagés. «A l'époque, tout le monde était hyperpolitisé. Je me souviens très bien du 11 mai 1981 au matin : on lisait l'opinion des gens sur leur visage. On voyait qui était content que Mitterrand ait été élu et qui ne l'était pas», raconte-t-il, laissant entendre un défaut de prononciation semblable à un chuintement. Lui s'est, depuis, éloigné des urnes.
Qu'une partie de sa famille, juive allemande, ait été déportée, il n'en fait pas étendard. Même s'il reconnaît que ne pas être d'ascendance française pourrait l'avoir sensibilisé à la lutte contre le racisme. Plus de trente ans après ses premières indignations, prêter sa voix aux victimes de discriminations lui paraît naturel : «L'islamophobie, c'est un peu différent - musulman, c'est pas une race - mais, moi, je défends les gens qui sont persécutés.» En 2011, via un copain avocat, Braun se met à travailler pour le Collectif contre l'islamophobie en France. A ceux qui l'accusent de faire le jeu d'un islam politique, il répond que c'est en donnant une signification univoque au voile qu'on entre dans le processus d'essentialisation, d'assignation. «C'est très dangereux de figer les gens dans des identités, raciales, sexuelles, il faut, au contraire, les remettre en question.» L'homme sourit. Athée, il «est de sensibilité libertaire…». Henri Braun croit voir dans les désaccords internes à la gauche sur le voile une affaire générationnelle : «Je me sens plus proche des jeunes d'aujourd'hui», qui seraient moins gênés par l'affichage religieux que les gens de sa génération. «On a, en France, une confusion entre ce qui est universel - et je ne suis pas pour l'abandon de ces principes - et ce qui est français. Il faut un universalisme qui prend en compte les différences et la pluralité, qui s'en nourrisse, avec un rapport dialectique entre l'un et le pluriel, c'est évident.» Dans ses dossiers «militants», a-t-il besoin d'être sur la même ligne que ses clients ? Il faut que «je sois d'accord avec les gens sur [la stratégie à adopter dans] le dossier, mais pas forcément sur tout ce qu'ils disent. J'ai mes propres idées. Mais quand je plaide, je ne fais pas état de divergences», répond-il sans se départir de son air jovial, bonhomme.
Après quinze ans de pratique, l'avocat a «moins d'illusions sur le fonctionnement de la justice». «J'ai déjà entendu des propos de magistrats ouvertement racistes, par exemple des commentaires sur les modes de vie des Roms dans les bidonvilles… Il y a certains juges qui ne libèrent jamais les étrangers en rétention, jamais, et qui n'ont pas de problème. A l'inverse, on a un juge à Nîmes qui a des soucis parce qu'il libérerait trop d'étrangers [Jean-Louis Galland qui a dénoncé, fin 2015, des pressions de sa hiérarchie, ndlr]», se désole-t-il.
Entre dossiers militants et réguliers (du pénal, la pratique du civil l'ennuie), l'avocat, qui travaille sans secrétaire, se verse environ 3 000 euros par mois. Pas suffisant pour économiser, mais de quoi faire vivre sa famille - sur laquelle il ne s'étend pas - aller au resto, au théâtre (il a adoré la pièce de Joël Pommerat sur la Révolution française), ou acheter des bouquins sans compter. Il lit en ce moment un Umberto Eco, le Cimetière de Prague, qu'il juge «impressionnant d'érudition mais un peu lourdingue». Si, aujourd'hui, Henri Braun accepte moins de dossiers pro bono qu'avant, il regrette le «montant minable» de l'aide juridictionnelle : «On n'arrive même pas au Smic [horaire].» La semaine où on le revoit, il a des audiences du lundi au dimanche, notamment des dossiers de sans-papiers en centre de rétention. «Parfois, j'arrive à les faire sortir», dit-il en souriant. Dans ses yeux, il y a alors de la fierté.
1er juin 1968 Naissance à Limoges.
1998 Adhésion à la Ligue des droits de l’homme (LDH).
11 janvier 2001 Prestation de serment.
2001 Premier dossier portant sur la défense de sans-papiers.
2011 Avocat du Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF).
Photo Boris allin