C'est un groupe anonyme, mais qui, à chaque fin de manifestation se retrouve sous le feu des projecteurs. De Paris à Rennes, de Nantes à Grenoble, la huitième journée de mobilisation contre le projet de loi travail, jeudi, a de nouveau apporté son lot d'images de militants encagoulés, tout de noir vêtus, aux prises avec les forces de l'ordre dans un nuage de gaz lacrymogène. La bataille est aussi sémantique. La majorité de la classe politique les a baptisés «casseurs». Une expression qui trouve son origine dans une loi «anticasseurs» de 1970 visant à lutter contre la «subversion gauchiste», comme l'explique Hugo Melchior, doctorant à l'université Rennes-II (lire son interview sur Libération.fr).
A l'intérieur du mouvement, les termes sont variés. Certains parlent de militants «anarcho-autonomes» ou d'«ultragauche». Un autre surnom, issu du jargon policier, leur est accolé : les «totos» (diminutif d'«autonomes»). Dernier qualificatif utilisé, celui de «Black Bloc», qui, contrairement aux idées reçues, ne désigne pas un groupe d'individus, mais un mode opératoire consistant à se regrouper et circuler, les visages masqués, pour s'en prendre physiquement aux symboles de l'Etat et du capitalisme. Chez eux, le recours à la violence est jugé légitime, même si les degrés de radicalité diffèrent. Ainsi, certains revendiquent de s'en prendre à des vitrines de banques ou des panneaux publicitaires, mais refusent la violence physique à l'encontre des forces de l'ordre. D'autres, en revanche, considèrent sans ambages les «flics» comme des cibles lors des manifestations.
En déambulant dans le cortège de tête du défilé parisien du 19 mai, Libération a rencontré deux de ces militants. Masqués et fort occupés sur le moment, ils acceptent néanmoins de répondre à nos questions quelques jours plus tard. Rendez-vous est pris dans un café de la capitale. Il y a là une femme et un homme âgés de 27 ans. Ils souhaitent qu'on les appelle Clémence et Marius et sont satisfaits qu'on ne les reconnaisse pas de prime abord à notre arrivée : «C'est pour ça qu'on se masque», sourient-ils. Tous deux resteront aussi discrets sur leur activité professionnelle. Des zones à défendre (ZAD) à Nuit debout, du mythe du grand soir à l'utilisation de la violence, les deux heures de discussion permettent de mieux comprendre les motivations de ces «casseurs» («et casseuses !» insiste Clémence).
Parcours militant
Marius : «Il y a plein de manières d'arriver à se retrouver en tête de cortège. On a des parcours individuels différents, avec des trajectoires plus ou moins anciennes. On retrouve les jeunes qui ont bloqué leur lycée ces derniers mois et souvent vécu la répression policière, d'autres militants qui ont des liens plus anciens, dans les collectifs contre les violences policières ou venant en aide aux exilés…
«Ces derniers mois, on est allés plusieurs fois à des comparutions immédiates pour soutenir des copains qui avaient été interpellés. C’est là, en attendant leur passage devant le juge, que tu vois les ravages de la justice de classe, celle qui pèse au quotidien sur les immigrés, les "racisés". Ça donne encore plus la rage parce que ça touche des gens bien plus isolés que nous, qui sommes organisés politiquement. Ce qui m’a le plus choqué dans les perquisitions postattentats, c’est l’ensemble des gens vaguement musulmans qui se sont pris des trucs de ouf, assignés à résidence pour certains. Ce qui choque aussi, ce sont les questions des juges lors des audiences, du genre : "Vous n’avez pas d’enfants ? Pas de travail ? Bah il faudrait s’y mettre." Quiconque irait à une comparution immédiate ferait un pas vers nos convictions.»
Clémence : «En fait, c'est une justice qui juge comment tu as décidé de vivre.»
Contre la loi travail
Marius : «Face à la stratégie de répression de l'Etat, des gens paisibles, proches du mouvement dit "citoyen", ont fini par péter un plomb à force de se prendre du gaz des forces policières. Mais par ailleurs, ce mouvement a 1 000 racines, ce n'est pas juste la loi travail. Et ce n'est pas anodin que ça se passe à un an de la présidentielle, même si on s'en tape un peu de cet agenda politique. Qui, aujourd'hui, a envie de se jeter dans une campagne de ce type ? Qui pense que ça va changer quelque chose ? Ce vague espoir, il n'existe plus. Il n'y a pas non plus une inventivité folle dans ce mouvement, mais il a été investi par beaucoup plus de gens que d'ordinaire. Ce n'est pas pareil de faire une manif sauvage avec la centaine de personnes que tu fréquentes tout le temps dans les luttes, et de se retrouver un jour à manifester à côté de gens que tu n'avais jamais croisés auparavant.»
Clémence : «A Nuit debout, les deux ou trois premières semaines, il y a eu une multitude de tentatives de blocages et de sabotages. Cet espace a permis à des gens qui ne se rencontraient pas forcément avant d'être disponibles, ensemble, au même moment. Tu pars dans une action parce que tu es là à l'instant T et que c'est chouette.»
Marius : «Le rassemblement devant le commissariat du Ve arrondissement, le démontage des grilles installées contre les migrants à la station de métro Stalingrad, l'occupation du lycée Jaurès [établissement parisien qui a accueilli des demandeurs d'asile, ndlr], ce sont des formes d'action d'abord investies par des gens organisés politiquement, vaguement anars. Et d'un coup, ça s'est élargi. De plus en plus de monde a envie d'une véritable autonomie, maintenant, tout de suite. Ce qui est cool dans ce mouvement, c'est de voir le désœuvrement des organisations traditionnelles : l'Unef qui est morte dans les facs, les groupuscules mao-trotskystes qui, en manif, continuent à vendre leurs canards réfugiés sous les abribus à cause de la pluie. L'image type de ces organisations, c'est le camion de la CGT qui sort d'un côté de la place de la Nation au son de l'Internationale alors que nous, dans le même temps, on se fait défoncer de l'autre côté.»
Clémence : «Avec les cortèges autonomes, on veut casser ce truc d'aller en manif comme si tu allais à un concert. Chez nous, il y a beaucoup d'humour, des slogans inventifs.»
Le grand soir ?
Marius : «Attendre que les conditions pour le grand soir soient réunies, ça n'a aucun sens. On n'est pas des illuminés pensant que c'est en train de prendre, on a 100 000 raisons d'être pessimistes. Mais en manif, on vit un tas de petites victoires qui nous font éprouver une forme de puissance collective. On constate qu'il y a désormais une foule beaucoup plus large qui applaudit quand certains manifestants pètent des banques. Surtout, on ne réfléchit pas du tout sur un temps court. Il n'y aura pas de grand soir en cas de retrait du projet de loi travail. Mais les graines semées pendant ce mouvement pousseront comme elles pourront. Peut-être que des gamins auront envie d'aller voir les ZAD et se poser la question de l'autonomie concrète… De toute façon, je ne veux pas d'un grand soir fulgurant. Il faut réfléchir à l'après.»
Clémence : «Lors de ces actions, on voit qu'on peut avoir une prise. Tu découvres des failles à la mobilité des CRS, tu retrouves une forme de mobilité dans la ville.»
Manifester masqués
Clémence : «Tant que tu n'as pas approché de près toutes les formes de répression de l'Etat, tu ne vois pas l'intérêt de venir masqué. Moi, je l'ai expérimenté dans une manif pour les migrants fin novembre, quand certains de mes amis ont été convoqués au commissariat parce qu'ils ont été identifiés. On a toujours été assignés à un visage, des empreintes, c'est convenu comme ça. On a tellement été lissés à être contre les débordements, à n'accepter que ce qu'on nous donne…»
Marius : «Une foule masquée, même si elle ne fait rien, elle est beaucoup plus existante. Mais attention, on ne se voit pas du tout comme une avant-garde. Le seul aboutissement ne peut pas être la violence.»
Clémence : «Il faut casser les formes de catégorisation, avoir la liberté d'accepter toutes les formes d'action. Et c'est aussi vrai pour nous. Parfois, dans nos AG, il y a un certain mépris pour le mot "citoyenniste". Ceux qui ne partageraient pas les idées "radicales" n'auraient rien à faire là. C'est faux.»
Recours à la violence
Marius : «Il y a des moments où c'est intelligent d'aller tout péter parce que ça va créer une rupture, et d'autres où l'action citoyenniste est plus utile. C'est l'intelligence du moment. C'est peut-être moins d'adrénaline, mais plus intelligent. Il y a des glissements des uns vers les autres.»
Clémence : «Il est important de ne pas plaquer des gestes qui pourraient devenir répétitifs et inutiles. Si la foule n'accompagne pas le mouvement, ça ne sert à rien, comme une action pacifiste non partagée.»
Marius : «Si je fais un tag en manif mais que je sens l'hostilité des gens derrière moi, ça ne me fait pas marrer. De la même façon, il y a des jours où je ne me sens pas de me mettre en K-Way noir et cagoule. On s'est affronté trois fois avec les flics à Nation, et la troisième fois, ça ne m'a pas fait marrer. On faisait exactement ce qu'ils attendaient de nous.»
Clémence : «On peut très bien partir en manif sauvage sans être dans l'affrontement. Quand les flics décident de nous gazer et nous virer, l'intérêt, c'est aussi de passer entre les mailles. En plus, le cortège en noir, ça a un côté un peu sinistre, morbide, automatique.»
Marius : «Il faut aussi que les gens réalisent qu'on est des personnes normales. On est plein à avoir un boulot, on n'est pas des jeunes désœuvrés qui n'avons rien à perdre. Des fois, on jette des pavés sur des banques, mais on est aussi hyperjoyeux. On veut un monde joyeux. Cultiver la terre, faire des banquets à prix libres ou gratuits, c'est ça. On est animés par des sentiments constructifs. Par ailleurs, j'aurais pu participer à pas mal d'actions violentes qui ont été faites, mais certaines fois, il n'y a pas l'envie. Parce qu'on est des êtres humains, qu'on flippe, qu'on ne veut pas se faire gauler. Je ne suis pas une machine violente prête à assumer la prison. Des fois, la nuit, quand j'entends une bagnole, je crois que c'est la BAC [brigade anticriminalité, ndlr].»
Clémence : «Après, pour moi, la destruction matérielle, ça n'est pas de la violence. La vidéo de la bagnole incendiée, je l'ai d'abord vue à la télé, c'était très saccadé. Puis je l'ai revisionnée sur Internet et je n'ai pas eu l'impression de voir la même scène. Quand les flics sont sortis, la voiture n'était même pas enflammée. Le bris de glace, ce n'est pas que je le dédramatise, mais je le relativise.»
Marius : «L'inculpation pour tentative d'homicide me paraît exagérée.»
Clémence : «Sur la question de la violence physique, je n'aurais pas envie qu'un policier meure. Mais je fais la différence entre les agents de la voiture incendiée et les CRS qui sont dans la répression et te matraquent dès qu'ils en reçoivent l'ordre. Pour moi, ces gens sont dangereux.»
Marius : «C'est aussi une question stratégique. Si demain un flic meurt, on va se faire anéantir. On a beau essayer de rester anonymes, on est assez facilement identifiables. Nos lieux seront perquisitionnés très vite. On ne veut pas forcément venir en manif casqués, avec une gazeuse. Je n'ai pas envie de tomber dans une forme nihiliste, parce que je suis arrivé là bien plus par les idées que par les pulsions violentes. Je préfère prendre le risque de recevoir un coup de matraque que de venir avec un casque en manif.»
Clémence : «Moi, j'aimerais bien avoir un casque, parce que j'ai une peur panique du flash-ball. Quand tu vois un copain avec un cratère au milieu du visage, ça fait réfléchir.»
Marius : «Un autre truc marrant, c'est qu'en manif, dans le Black Bloc, on se reconnaît sous les capuches. Il y a des démarches, des regards. Ce qui compte aussi, c'est la bienveillance portée sur les autres, notamment quand quelqu'un participe à une action pour la première fois. Par exemple, je n'aime pas les attitudes virilistes, autoritaires. Ce n'est pas forcément l'armoire à glace qui doit péter une vitrine. Si une fille doit s'y reprendre à quatre fois, pas de problème.»