La voiture peine à se frayer un chemin. Bobigny bouchonne. Pénurie d'essence ou non, en banlieue, tout le monde veut faire le plein à la sortie du boulot, histoire d'être sûr de pouvoir y retourner le lendemain. Pierre Laurent, le secrétaire national du PCF, regarde par la fenêtre, silencieux. On l'interroge sur 2017, sur les tractations des appareils autour de la primaire à gauche. Eux veulent le projet politique avant la tête d'affiche. Surtout, ils veulent bien du PS mais pas se ranger derrière Hollande. Les réunions d'organisation du jeudi ont fait long feu. A force de tirer chacun dans son sens, la primaire a craqué. Il soupire. «Il faudrait arrêter de discuter au sommet, dialoguer plutôt avec tous.»
Justement, ce soir-là, il est invité à une réunion d'appartement. L'autoradio diffuse l'Aventurier d'Indochine : «Et soudain, surgit face au vent le vrai héros de tous les temps». Le patron des communistes ouvre la portière au pied des immeubles de la cité décrépite de l'Etoile, accueilli par le très chic et dynamique Habib Babindamana, 34 ans, né ici. Un an qu'il est encarté au PCF, et l'homme ne ménage pas ses efforts pour remobiliser les troupes de cette commune perdue en 2014 par le parti. Smartphone en main, il filme et diffuse, en temps réel sur Facebook, Pierre Laurent au milieu de ce grand ensemble. Il lui raconte la rénovation toujours promise, jamais réalisée. «On nous vend du rêve depuis 1998.» A l'époque, les barrières ont été ôtées pour que les engins de chantier puissent passer. Ils ne sont jamais venus. Mais les voitures, elles, ont tout envahi. En attendant les travaux, le relogement, il ne reste plus rien de l'aire de jeux paisible en cœur d'îlot. Un parking. Le délabrement est partout.
«En mode bon enfant»
Chez Bibi, au 2e étage, les femmes sont déjà là, une dizaine. Pierre Laurent s'assoit à la grande table de camping. Dépliée, elle prend presque toute la place de ce salon mauve pâle. Plafond bas, décoration sommaire. Solennel, Habib remercie le secrétaire national d'être là : «C'est rare qu'un politicien vienne.» L'intéressé grimace. «Enfin, quelqu'un d'aussi connu», se reprend Habib. Les convives arrivent au compte-goutte, des militants, des sympathisants ou de simples voisins, pour la plupart investis dans les associations du coin, les clubs de foot. La place manque. Vincent vient de Grémillon, une cité voisine, où il préside l'amicale des locataires. «Le quartier des riches, dit-il, parce qu'on a eu une rénovation que, eux, attendent depuis deux siècles.»
Stylo en main, il se penche sur le nouvel outil du PCF, un questionnaire intitulé «Que demande le peuple ?» Réponse à la Fête de l'Huma en septembre, où sera rendue publique la synthèse de cette «grande consultation citoyenne» auprès de 500 000 personnes. Vincent voudrait bien tout cocher : un meilleur salaire, davantage de temps pour se cultiver, pour élever ses enfants, un logement moins cher, une retraite plus tôt… «On a des solutions au PCF, mais nous ne sommes pas audibles. Pierre est à 2 % ou 3 %. Impossible de redonner de l'espoir si on ne nous entend pas», souligne-t-il. Jogging gris, Karim annonce, lui, d'emblée que s'il est là, c'est «uniquement parce que Habib est un ami». «La politique», il n'y a «jamais cru». C'est loin, c'est pas pour lui, c'est pas la peine. «Tu as bien des attentes ?» insiste un militant. «Hamdoulah ! Moi, je travaille, mais quand je vois les jeunes qui tiennent les murs, ça me fait peur. L'emploi, c'est compliqué, et le logement, ça prend la moitié du salaire.» Habile, Vincent lui fait remarquer que la politique, pourtant, est bien là dans son quotidien. La politique, c'est cette «subvention au club de foot», passée progressivement de «25 000 à 3 000 [euros] depuis l'arrivée de la droite». Karim acquiesce. Pierre Laurent dit qu'avec le PCF, le budget des collectivités ne sera pas une «variable d'ajustement». Abdoulaï, ancien rappeur, trouve que «les termes utilisés par les politiques» sont bien loin de sa «petite vie», il souffle longuement : «On veut que les politiques arrêtent de parler et travaillent. On veut une maison pour se coucher, un travail pour manger et, si y a de l'extra, de la culture, des associations, pourquoi pas ?» Mohamed, père de cinq enfants qui enchaîne les petits boulots, dit, lui, avoir «peur» qu'il y ait «un problème de paperasse à la CAF», que l'aide au logement ne soit pas versée un mois, qu'il soit expulsé, incapable qu'il serait, sans la «béquille» des APL, de faire face à ses 850 euros de loyer.
L'optimiste Habib veut les convaincre de s'engager : «C'est à nous, le peuple, de nous prendre en main.» Il dit qu'il était au Sénat voilà un mois. Il affirme être «fier d'être communiste», «fier d'avoir vu les élus communistes déposer une proposition de loi contre le contrôle au faciès». Abdoulaï s'étonne de tant de naïveté : «Tu crois sérieusement que ça va changer quelque chose ?» Le questionnaire est vite oublié. Denis dit sa «honte» : «Quand je me fais contrôler sur un quai de gare, même quand ça se termine, tout le monde me regarde, je reste un suspect.» Pierre Laurent parle de «solidarité», leur répète avec force, mais sans hargne : «les Français, c'est vous», «l'argent des banques, c'est le vôtre». L'homme est réputé manquer de charisme. Il les embrasse d'un regard attentif, sensible. «Là, on parle de la politique en mode bon enfant. Mais moi, on me parle méchamment quand je suis contrôlé, on me parle méchamment quand je vais à l'hôpital, quand je vais à la Sécu, à la CAF, à la poste», explique Mohamed, le père de famille. Quand les locataires sont allés à plusieurs chez le bailleur social, pour réclamer de revenir à une facture d'eau mensuelle et non trimestrielle pour ne pas avoir à sortir 300 euros d'un coup, on leur a «envoyé la police».
«Pays humiliant»
Mohamed se penche vers Pierre Laurent : «Je suis fils d'immigré. Jusqu'en 1995, ça allait bien en France. Désormais, on passe notre temps à nous justifier, à justifier de nos origines, à essayer de convaincre qu'on est des gens bien, qu'on peut nous faire confiance pour du travail. La France est devenue un pays humiliant.» Beaucoup songent à partir, dit-il. Les fumeurs sortent sur le balcon. On entend des éclats de rire à l'intérieur. Resté à table, Pierre Laurent parle foot avec les garçons. Il dédicace son livre, 99 %. Jamila, émue, demande si le bouquin est gratuit. Puis la table est repliée dans sa valise. Les chaises sont remmenées au local de la section. Bibi, à la porte de sa kitchenette, dit qu'elle n'en peut plus de vivre ici. La nuit est tombée. Dans la voiture qui le ramène vers Paris, Pierre Laurent est pensif. Il commente par touches pudiques la soirée. Il s'en veut d'avoir remercié Bibi pour son couscous alors que c'était un byriani.