Le panneau à la sortie de Souppes-sur-Loing, sur la D607, indique un «parc animalier». L'embranchement pris, la petite route ne continue guère plus qu'une trentaine de mètres. L'eau a envahi la chaussée. Un jeune homme, ruisselant et tremblotant, s'affaire à tirer son canoë sur la terre ferme. Flavien, 24 ans, est soignant animalier. Depuis 24 heures, il fait tout son possible pour sauver les locataires du parc de la crue historique du Loing. Une mission impossible, ou presque. «Quand je suis arrivé mercredi matin et que j'ai découvert l'inondation, sous le coup de l'adrénaline, j'ai plongé dans l'eau tout habillé, se souvient-il. Il y avait près de deux mètres de fond, et je nageais au milieu des cadavres.»
Si une partie des animaux (vaches, rennes, émeus, renards, autruches…) avaient pu être mis à l’abri mardi, d’autres, difficilement transportables, sont restés sur place. Pour leur salut, Flavien ouvre la volière, découpe la clôture des ratons-laveurs. Avec sa collègue Céline, il sort un âne paniqué de l’eau. D’autres bestioles, elles, se sont réfugiées sur une petite butte au milieu du parc. En attendant la décrue, les deux soignants apportent, en canoë, de la nourriture aux survivants. Ce mode de transport est devenu indispensable dans les parties inférieures de la bourgade de 5 000 habitants, où les eaux ont grimpé, à certains endroits, de deux mètres.
Groupe électrogène
«Chez moi, c'est un carnage, soupire Axel, 30 ans, dans le centre opérationnel des pompiers, à Souppes. Ça a commencé mardi soir. En à peine trente minutes, il y avait déjà un mètre d'eau dans le salon. Je n'ai pu sauver que le strict minimum.» L'homme s'inquiète désormais pour son chat, réfugié au premier étage, à qui il n'a pu laisser qu'une écuelle de croquettes. Il s'interroge, aussi, sur ces mots prononcés il y a six ans, à son emménagement : «On m'avait dit que c'était une zone inondable mais qu'il y avait des digues et qu'au pire, ça ne dépasserait pas 20 centimètres.» Aujourd'hui, les poissons nagent dans les jardins, comme le raconte une femme à ses côtés.
Vivien, lui, attend sa mission. Ce pompier volontaire n'était pas de garde jeudi matin, mais il a sans hésité rejoint sa caserne. «On a fini d'évacuer les gens qui refusaient de sortir de chez eux parce qu'ils voulaient limiter les dégâts. A un moment, ça ne sert plus à rien», note-t-il. Ne restent que l'attente et l'organisation des affaires courantes. A Souppes, la mise en route a été délicate. Une femme se remémore avoir entendu, mardi soir, une voiture passer dans les rues et annoncer au haut-parleur que les écoles du coin seraient fermées le lendemain. «Forcément, quand on n'a pas d'enfants, on ne s'inquiète pas trop. Pourtant, vingt minutes plus tard, l'eau montait.» Juste à côté, Fatima renchérit : «C'était le sauve-qui-peut. On est parti avec les trois enfants et une valise. Quand on a demandé à boire à la mairie, on nous a dit qu'il fallait payer les bouteilles.» Sa voisine reprend la parole et nous conseille de nous rendre « à l'école du Boulay. C'est dur, là-bas. Il y a autant de chiens que de gens» (1).
L'école maternelle, en vingt-quatre heures, s'est reconvertie en centre de crise. Pour y accéder, il faut grimper dans les hauteurs de Souppes-sur-Loing. Sur les trottoirs, on croise une femme avec ses jumeaux, portant à chaque main un sac-poubelle rempli de vêtements. Une autre, quelques mètres plus loin, a les bras chargés de packs de lait. Dans la cour, c'est l'effervescence. Le sous-préfet de Fontainebleau, au milieu de sa tournée des villes sinistrées, fait un point sur la situation. L'électricité, coupée, est désormais fournie par un groupe électrogène. L'eau du robinet n'étant plus potable, il a fallu acheter des centaines de bouteilles. L'officiel dit que «le plus dur, ce sont les gens sceptiques sur l'ampleur de la crue. Ils sont récalcitrants à l'idée de quitter leur logement et ne pensent pas forcément à l'après. Sauf qu'au bout de quelques heures, ils se retrouvent coincés et ça devient plus dur pour les pompiers, qui doivent aller les chercher en barque.»
Postapocalyptique
Nada, elle, n'a pas eu à en passer par là. La fillette de 11 ans le dit sur le ton de l'évidence : «Bah oui, je suis partie quand l'eau est arrivée dans les escaliers. Je n'ai rien pu emmener, j'avais trop peur.» Sa première nuit «dans la salle ronde où on fait du sport» n'a pas été bonne : «Je me suis réveillée à 3 heures du matin, parce que j'ai l'habitude de dormir chez moi, pas ici.» Elle explique que la maison de sa copine Noémie a été recouverte par les eaux et qu'aux Varennes, un quartier voisin, «une femme est morte».Une dame de 86 ans, dont on ne sait pour l'heure si elle a été victime des inondations (vendredi soir, on ne comptabilisait qu'une victime officielle des crues, un cavalier de 74 ans emporté par les eaux en Seine-et-Marne).
Après Souppes, la route continue à serpenter vers le nord, le long du Loing. Par endroits, la chaussée est couverte de mini-lacs. Quelques détours plus loin, un pont enjambe le cours d’eau. Par-dessus les balustrades, un torrent boueux et le canal qui dégueule dans la rivière juste à côté. En arrière-plan, dans la grisaille et sous la pluie, émergent les cheminées des anciennes usines Thomson. Au plus fort des Trente Glorieuses, quelque 6 000 personnes travaillaient là.
«C'était l'époque du tube cathodique, rembobine Jean-Marie, retraité de la maintenance, 67 ans. On fabriquait des écrans et des cônes de télé.» En claquettes devant sa maison centenaire, il raconte avoir emménagé il y a 41 ans, après son mariage, pour se rapprocher de son lieu de travail. «Ça drainait tout le sud de la Seine-et-Marne. Aujourd'hui, les gens vont bosser à Paris. Mais le coin est très agréable. C'est très verdoyant, il y a plein de promenades à faire.» Sylvie, venue aider son amie Paulette, décrit les bords du canal comme une carte postale : «Ça ressemble à la forêt de Fontainebleau, aux peintres de Barbizon. On avait l'habitude des petites crues, mais rien de grave, une vingtaine de centimètres d'eau dans les maisons au bord de la nationale.» L'endroit, désormais, a pris des airs post-apocalyptiques. Partout, la même scène : des voitures serrées dans les bas-côtés des montées, des badauds en complet imperméable-parapluie qui contemplent, dans un calme remarquable, l'étendue des dégâts. Les jardins sont devenus des étangs, où barbotent chaises-longues, ballons de foot, balançoires.
Philosophe
A Bagneaux-sur-Loing, l'affichette placardée sur la vitrine du salon de coiffure témoigne de la soudaineté de la crue : «En raison des inondations, fermeture exceptionnelle cet après-midi. Toutes nos excuses.» Plus loin, un homme en tenue de plongée multiplie les allers-retours entre sa maison, cernée par les eaux, et la route, demeurée praticable. «J'essaie de sauver ce que je peux, mais c'est mort», lâche-t-il. Dans son jardin, on aperçoit à peine le toit de sa voiture. Dépité, il entreprend de ramasser les débris divers qui flottent à la surface et de les entreposer au sec. Quelques kilomètres plus loin, dans les faubourgs de Nemours, un énorme 4 × 4 parvient à traverser une zone inondée. Le véhicule de la police municipale a plus de difficultés : il doit emprunter le trottoir, au ralenti, pour continuer sa route. Dans le ciel, on aperçoit un hélicoptère de la sécurité civile, qui tournoie sans arrêt depuis 24 heures.
Dans la salle socioculturelle de Saint-Pierre-lès-Nemours, on continue d'accueillir de nouveaux sinistrés. La logistique est en place, avec sa cantine, ses couchages, sa permanence médicale et même son agent d'assurance qui fait le point sur l'étendue des dégâts. Une vieille dame unijambiste, seule sur un lit de camp, se fait philosophe : «J'avais un dégât des eaux chez moi. Maintenant, le propriétaire va être obligé de réparer.» Elle dit qu'elle n'a pas tout perdu : «Mon seul souvenir, il est à Metz. C'est mon fils.» Autour d'elle, les gens semblent prendre leur mal en patience. En début d'après-midi, la sono laisse échapper ses premières notes de musique, avec Libertine sur Nostalgie. Un homme distribue des jeux de cartes. La première partie de belote peut commencer.
(1) Le maire de Souppes-sur-Loing, Pierre Babut, dément catégoriquement que la municipalité ait fait payer les bouteilles d'eau à ses administrés. Il explique en outre que la présence d'animaux a en effet posé un problème un moment dans l'école du Boulay, mais que la situation s'est améliorée quand chiens et chats ont été réorientés vers un chenil.
Photo Cyril Zannettacci