En décembre 2013, dix «potes» strasbourgeois s'envolent pour la Syrie. Seuls sept d'entre eux, âgés de 21 à 27 ans, rentreront en France, cinq mois plus tard. Les frères Boudjellal seront tués deux semaines après leur arrivée. Quant à Foued Mohamed-Aggad, le plus jeune du groupe, il mourra le 13 novembre 2015, après avoir participé au massacre du Bataclan.
Depuis lundi, son frère Karim, de deux ans son aîné, ainsi que six autres prévenus, comparaissent devant le tribunal correctionnel de Paris pour «association de malfaiteurs en vue de la préparation d'actes de terrorisme». D'un côté de la salle, trois amis d'enfance : Miloud Maalmi, Mokhlès Dahbi et Banoumou Kadiakhe, tous élégamment vêtus et rasés de près. De l'autre, quatre autres Alsaciens, les cheveux longs et la barbe fournie : Radouane Taher, Karim Mohamed-Aggad et les deux frères Mohamed et Ali Hattay. Tous encourent jusqu'à dix ans de réclusion criminelle.
L’ombre du kamikaze du Bataclan
Dès l'ouverture du procès, les regards se tournent vers Karim Mohamed-Aggad, cheveux gominés attachés sur le haut du crâne et barbe drue. Il est «le frère de». Son nom de famille évoque désormais les attentats sanglants du 13 Novembre. Tour à tour, les avocats de la défense font bloc pour rejeter la constitution de partie civile de l'Association française des victimes du terrorisme (AFVT). «L'infraction poursuivie n'a pas fait de victimes, et heureusement, s'agace Me Eric Plouvier. On se trompe de procès, ce n'est pas celui du Bataclan !» Alors que ses confrères appellent à la sérénité des débats, Me Françoise Cotta, l'avocate de Karim Mohamed-Aggad, fait, elle aussi, barrage contre la tentation de l'amalgame. «Evitez de faire planer une ombre extrêmement malsaine sur ce procès», lance-t-elle au tribunal. Son client prend la parole. «On choisit ses amis mais pas sa famille», commence-t-il. Avant de déclarer : «Mon frère a fait ce qu'il a fait, ça n'engage que lui.»
Un projet humanitaire plutôt flou
La présidente du tribunal aborde la question sans détour : «Etes-vous partis en Syrie dans un but humanitaire, comme vous l'avez indiqué durant l'instruction ?» Un par un, les jeunes Strasbourgeois se lèvent pour se placer devant le micro. «Oui, pour faire de l'humanitaire», commente le premier, Mohamed Hattay, suivi de son frère, qui répète la même chose. Lorsque vient son tour, Karim Mohamed-Aggad se montre plus direct. «Je suis parti dans un seul et unique but : combattre le régime de Bachar al-Assad. J'ai vu des images insoutenables.» «D'où vient cette détermination de combattre à 23 ans ?», l'interroge alors Me Françoise Cotta. «J'avais une fiancée, un travail, j'étais parfaitement inséré, soutient le prévenu. Mais j'ai vu des images des exactions commises par Bachar al-Assad et j'ai voulu partir sur place pour combattre ce tyran. Personne ne serait resté insensible en voyant des hôpitaux ou des écoles bombardées.» Les autres prévenus mettront en avant cette même motivation «humanitaire et fraternelle», ou encore leur volonté de «soutenir la population syrienne». Sans exclure d'avoir à prendre les armes, si nécessaire. Mais «rien ne s'est passé comme prévu», expliquent-ils pour justifier leur présence dans un camp d'entraînement de l'Etat islamique en Irak et au Levant (EIIL).
La méconnaissance du Coran
Lorsque le frère du kamikaze du Bataclan s'exprime enfin sur son adolescence, au deuxième jour d'audience, un silence de plomb étreint la salle. Avant les chuchotements : «il parle bien en fait» ; «il a une bonne bouille» ; «c'est dingue que ces mecs se foutent dans des délires pareils.»
Karim Mohamed-Aggad, 25 ans, n'avait jamais eu affaire à la police avant son départ pour la Syrie. Malgré une enfance contrariée par le divorce de ses parents, deux échecs au brevet et au BEP, il décroche des petits boulots : «J'ai travaillé dans la restauration, au McDo, puis j'ai vendu des abonnements pour Canalsat.» En couple durant cinq ans, il dit se séparer juste avant son départ pour la Syrie. Et concède volontiers «être faible en religion». Intriguée, la présidente le titille sur sa définition de la charia : «Je ne peux pas répondre, coupe-t-il. Je n'ai pas le bagage intellectuel nécessaire.» Un trait commun à ses camarades de box, qui semblent tout aussi ignorants des textes sacrés.
L’endoctrinement par Mourad Farès
Entre rhétorique de précision et franches supercheries, Karim Mohamed-Aggad dit «avoir hésité à partir jusqu'au dernier moment». C'est Mourad Farès, l'un des principaux recruteurs du jihad français, qui semble avoir fait pencher la balance, à grand renfort de prosélytisme sur Facebook. En janvier 2013, le Haut-Savoyard fixe un rendez-vous à Karim et son ami d'enfance, Radouane Taher. A leur arrivée à La Courneuve (Seine-Saint-Denis), surprise, ils ne sont pas seuls. Une quinzaine de candidats sont venus de toute la France. D'emblée, Farès paraît nerveux et exclut un membre du groupe. Sa crainte ? «Qu'un infiltré fasse partie des visiteurs.» La présidente ne se fait pas prier pour relancer : «C'est bien la preuve que vous parliez du jihad et de la Syrie librement ?» Aggad, la bouche en cœur : «Pas du tout, on est allés au snack, à la mosquée. On a parlé de "hijra" [l'émigration en terre d'islam, ndlr]. Les pays envisagés étaient la Tunisie et l'Egypte, pas la Syrie.» Le 17 mai 2013, Farès fait le déplacement jusqu'à Strasbourg. Ce coup-ci, c'est «une tournée des bars à chichas, côté allemand» qui est au menu, dixit Aggad. Une tournée à tout le moins convaincante, puisque six mois plus tard, peu de temps avant Noël, ils s'envoleront par vagues successives vers le «Levant». Farès, lui, parti en Syrie mais incarcéré à son retour en août 2014 - il s'est rendu de lui-même à la police - ne sera pas entendu au procès.
Le fiasco syrien
L'arrivée en Syrie est souffreteuse. Malgré ses promesses, Farès n'est pas là pour accueillir les Strasbourgeois. Un passeur mandaté par le Haut-Savoyard achemine les recrues dans la région d'Alep, où l'EIIL les incorpore. Cette formation - qui deviendra l'Etat islamique après la proclamation du califat en juin 2014 - entame alors une guerre fratricide contre le Jabhat Al-Nosra, affilié à Al-Qaeda. Farès, qui ferraillait jusqu'ici pour l'EIIL, fait défection et tente de former sa propre katiba avec le Niçois Omar Diaby. Ce retournement n'est pas sans conséquence, puisqu'il va quelque peu livrer les Strasbourgeois à eux-mêmes. Englués sur les multiples fronts, ils refluent vers le nord de la Syrie. Deux commencent à exprimer leur désir de rentrer. Un sentiment renforcé par le choc de la mort, «en mission de reconnaissance», des frères Boudjellal. «Tuer des innocents ne faisait pas partie de l'idée de départ», témoigne Mokhlès Dahbi.
Lors du séjour en camp d'entraînement, l'un des Strasbourgeois, peu enthousiasmé par la chose militaire, affirme avoir été séquestré dans une cave. La sentence appliquée par ses gardes-chiourmes de l'EIIL ? Des jets d'urine et une éjaculation faciale. Entre mars et avril 2014, lorsque des ouvertures se présentent, trois Strasbourgeois fuient en catimini. Trois autres seront cueillis par les Turcs. Karim Mohamed-Aggad, lui, est le dernier à quitter la Syrie : «Honnêtement, je ne sais pas où est ma place. En France, nous sommes des terroristes. En Syrie, on nous traite d'apostats. Où peut-on vivre, madame la présidente ?» Le 13 mai 2014, le Raid et la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) interpellent les revenants dans leur quartier de la Meinau. Certains, croyant être passés entre les mailles du filet, s'étaient réinscrits aux «Assédic» et dans leur club de foot.
Illustration Olivier Tallec