«Je l'ai mis pour que vous le voyiez.» Jordan Michaux pointe, sur son torse, l'objet qui fait polémique. Un col rond, deux manches courtes. Un tee-shirt noir frappé des mots «Freedom for Palestine» et de virevoltantes colombes de la paix. Devant lequel, tout colère, le ministre de l'Economie en campagne a lâché dans une petite passe d'armes, le 27 mai à Lunel : «Vous n'allez pas me faire peur avec votre tee-shirt, la meilleure façon de se payer un costard, c'est de travailler.»
Dix jours après son dialogue surréaliste avec Emmanuel Macron, Jordan Michaux, barbe blonde et coupe en brosse, cherche toujours les causes de l'ire ministérielle : «C'est quoi qui l'a choqué, au juste, dans mon tee-shirt ?» Assis à la terrasse d'un café du centre de Nîmes, la somnolente préfecture du Gard, où il vit, le jeune homme prévient : il n'aime pas parler de lui, et préfère être dans l'action. Celle qui le mène, chaque soir juste en face, autour des bancs du square de la Bouquerie. Entre la fontaine et la belle statue d'un faune dansant, il rejoint les derniers nuit-deboutistes nîmois par «investissement citoyen», pour «montrer [s]on désaccord avec ce gouvernement» et, aussi, «pour parler avec des gens qu'[il] ne connaît pas». A 21 ans, ce gaillard râblé, né dans le Loiret qui a, en partie, grandi à Nîmes, n'a jamais porté de costume.
Des chemises, oui, parfois, pour aller bosser. «Quand j'ai du boulot», précise-t-il. Ce qui n'est pas le cas tout le temps. Depuis son CAP cuistot, jamais bouclé, Michaux enquille missions d'intérim passagères et contrats éphémères. Il a été couvreur, apiculteur, paysagiste, ouvrier en usine, manœuvre dans le bâtiment. Le trois-pièces cravate comme quintessence de la réussite sociale ? Très peu pour lui. «Même si j'avais autant d'argent que Macron pour m'acheter un costard comme le sien, je ne le ferais pas. On n'a pas tous envie de devenir banquier», sourit sa bouille juvénile, dans laquelle est planté un regard bleu inquiet. Ce qui tarabuste Michaux, c'est que la jeunesse est «désespérée». Plusieurs fois, le nez au-dessus de son café allongé, il emploie ce mot-là. «La loi El Khomri, c'est la goutte d'eau, balance-t-il de son débit de mitraillette, le mal est plus profond, les jeunes ne croient plus en rien.» Et lui ? Bof, en pas grand-chose.
L'avenir lui semble loin, incertain, à cet enfant de la classe populaire, qui vit dans le giron familial, avec sa mère - assistante commerciale au chômage - et ses trois frères et sœurs. «Je n'ai rien, ni crédit, ni maison, ni gamin… Donc, je n'ai rien à perdre. Mais ça me plairait bien, un jour. Qui n'en aurait pas envie ?» interroge-t-il à haute voix.
Pour le moment, il s'indigne qu'on veuille étendre le revenu de solidarité active (RSA) aux jeunes dès 18 ans : «Ils peuvent se le garder, hein ! C'est un truc pour nous endormir. Ce qu'on veut, c'est du boulot.» Autour de la table, proches et amis sont venus en renfort. Anaïs, Michaël, sa copine Karine, sa mère Isabelle : tous précaires ou pas loin de la galère. Sauf Roland, le conseiller principal d'éducation (CPE) qui, sur la vidéo, engage le premier la conversation avec le ministre. Le 27 mai, la petite bande a pris le train (mais pas de ticket) pour Lunel dans l'espoir de l'interpeller. «Je voulais lui dire qu'on en a marre, reprend Michaux, que la précarité, ça ne fait que nous diviser.»
Le Nîmois n'est pas du genre à avoir l'ego boursouflé, mais, en réponse, il s'est pris la punchline ministérielle comme une calotte. «J'ai été choqué, je me suis senti agressé. Par lui et ses vigiles qui te font les gros yeux. Macron, je ne l'ai jamais tutoyé, je ne lui ai jamais manqué de respect. S'il me parle comme ça, c'est parce que je suis jeune et en tee-shirt.» Le parfait profil du branleur, quoi. Rétrospectivement, le gamin se marre que la sécurité du ministre soit venue, avant son passage, s'assurer que les manifestants ne trimballaient ni œufs ni farine. «Si j'avais su…», s'amuse-t-il, sourire en coin. Est-il de gauche ? Non. De droite ? Non plus. Du rouge au brun, il vomit toutes les couleurs du prisme. «Tout ça, c'est le même cinéma politique», assure-t-il, un badge «Mon identité n'est pas nationale» piqué sur sa veste en jeans. Membre d'aucun parti, d'aucun syndicat, il n'a jamais voté. Et compte ne jamais le faire. «Ça sert à rien !» Ce désœuvrement qui guette, il le comble à coups d'engagements. Le garçon est «un émotif», décrit Roland, autre pilier de Nuit debout à Nîmes. A fleur de peau, Michaux a le genou qui tressaute avec une régularité d'horloge suisse sous la table.
Sa première grande manif ? Il s'en souvient, c'était à Sivens, la nuit où Rémi Fraisse est mort, fin octobre 2014. Jordan ne se réclame pas écolo. «Mais, quand je vois qu'on rase une forêt pour un projet à la con, ça me révolte, c'est tout !» Et, avec le même empressement, il embrasse la cause palestinienne via l'antenne gardoise de Boycott Désinvestissement Sanctions (BDS 30), qui appelle à mener des pressions, notamment économiques, sur Israël. «L'exploitation des gamins palestiniens dans les colonies, c'est dégueulasse», attaque le grand ado. En retour, il récolte des menaces sur Facebook, attisées par sa récente médiatisation. Mais il recadre : «On prône le boycott de certains produits israéliens, mais on n'est pas antisémites. Rien à voir avec Dieudonné, les quenelles, et tout ça. Je suis aussi révolté par le sort des Tibétains, le génocide congolais… Mais je peux pas être partout.» Une convergence des luttes à lui tout seul.
Certitudes bétonnées et sincérité désarmante en bandoulière, il ne se veut symbole de rien, porte-parole de personne. Il pourrait se laisser aller à l'amertume ; se couler devant la télé qui «crache du négatif». Il se concentre sur «le positif». A savoir : les copains, la famille, la pêche à la daurade au Grau-du-Roi, un peu de course à pied, quelques pompes. Et un petit poker de temps en temps. «La vie, quoi», dit-il en rigolant sous sa casquette en velours noir siglée Partouche, les casinos.
Il aime la musique, aussi. En ce moment, il écoute pas mal de rap engagé, le dernier album de Keny Arkana en tête, Etat d'urgence - et du Renaud («bonne époque», précise-t-il). A la terrasse du bistrot, il entonne soudain Société, tu m'auras pas ! avec une spéciale dédicace à Macron, juste après le refrain. A ses côtés, Karine, sa douce et rousse copine, rit. Puis, souffle : «Jordan a de vraies valeurs morales. Pour quelqu'un dans le besoin, il donnerait sa chemise.» Mais son tee-shirt noir, pour l'instant, il le garde.
22 décembre 1994 Naissance à Amilly (Loiret).
2011 Arrivée à Nîmes (Gard).
25-26 octobre 2014 Manifestation à Sivens (Tarn).
9 avril 2016 Première Nuit debout à Nîmes.
27 mai 2016 Rencontre avec Emmanuel Macron à Lunel (Hérault).