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Libération
Récit

La concurrence acharnée des services antidrogue

Préfecture de police de Paris, douanes, Office central des stups… La rétention d’informations et les coups bas poussent parfois les enquêteurs à se parasiter sur les plus gros dossiers.
La villa d’Estepona où était réceptionnée la résine de cannabis en provenance du Maroc, avant d’être acheminée en France. (Photo Laurent Troude pour «Libération»)
publié le 8 juin 2016 à 20h21

Faux amis, pour ne pas dire frères ennemis. Ce que révèle de manière particulièrement crue l’affaire de la saisie record du boulevard Exelmans, à Paris, c’est la guéguerre que se livrent en sous-main les différents services œuvrant à la lutte contre le trafic de drogue. En France, plusieurs entités rivales prennent part à cette chasse mondialisée, chacune ayant bien sûr pour objectif d’afficher les meilleurs résultats. Première écurie en course, la police, et son organigramme préhistorique. A sa tête, on retrouve l’Office central pour la répression du trafic illicite des stupéfiants (Ocrtis), basé à Nanterre (Hauts-de-Seine) et dirigé par François Thierry jusqu’en mars.

Escouade. Créé par décret en août 1953, l'Ocrtis est compétent sur l'ensemble du territoire et dispose depuis 2010 d'une casquette interministérielle, avec la constitution en son sein de la Division du renseignement et de la stratégie (DRS). Concrètement, cette dernière a pour mission d'améliorer la coordination contre les trafics transnationaux.

Si quelques tensions émergent entre la tête du dragon et ses subdivisions régionales, le vrai concurrent de l’Ocrtis se trouve du côté de la préfecture de police de Paris. Véritable Etat dans l’Etat, le Quai des Orfèvres dispose de sa propre escouade antidrogue : la brigade des stups de Paris (BSP). En théorie, le terrain de jeu de la BSP se cantonne à l’agglomération parisienne. Toutefois, si celle-ci estime que «taper» des dealers dans le sud de la France contribue à l’assèchement du marché dans la capitale, elle n’hésite pas à se délocaliser, et par là même, à concurrencer frontalement l’Ocrtis. Plus d’une fois, des équipes de l’Office central et de la brigade des stups se sont tout bonnement surprises à chasser le même «go-fast». Une réalité qui a toutefois tendance à s’estomper depuis le passage de Michel Gaudin entre 2007 et 2012 à la tête de la préfecture de police, lequel a reconcentré sur la capitale les missions de la BSP. Dans l’affaire du boulevard Exelmans, comble de l’affront pour l’Ocrtis, c’est à cette même BSP - et aux gendarmes, saisis conjointement - que le parquet de Paris a confié l’enquête, non sans avoir au préalable dessaisi l’Office.

Peaux de banane. L'autre écurie luttant contre le trafic échappe à la tutelle du ministère de l'Intérieur, puisqu'il s'agit des douanes. Rattachées à Bercy, elles ont la lourde charge de contrôler les frontières. Là encore, rétentions d'informations, intox, rivalités et peaux de banane rythment les relations interservices. «C'est historiquement tendu avec nos amis douaniers», raille un commissaire de la PJ. Sofiane H., d'ailleurs, ne semble pas s'y tromper. Auditionné sur l'affaire du boulevard Exelmans le 9 mai par les juges Marc Sommerer et Baudoin Thouvenot, il livre cette explication pour justifier sa présence dans le maelström : «Ces choses [les saisies des 7,1 tonnes d'Exelmans, ndlr] ont été faites parce qu'il y a des problèmes entre eux, la douane et la police. La douane intervient quelque part alors qu'elle savait très bien ce qui se passait.»

Mais là où la guerre des services atteint le stade ultime, c’est lors du recrutement d es indics, les fameux «tontons» («aviseurs» pour les douanes). Sans leur précieux concours, aucun trafic ne tombe. Recruter les meilleurs - voire institutionnaliser leur monopole comme c’est le cas, poussé à l’extrême, pour Sofiane H. - constitue donc l’essentiel de la mission des services enquêteurs. «Ils se font clairement la nique pour contrôler les meilleurs informateurs, confie à Libé un policier des Stups de Seine-Saint-Denis. Lorsque votre tonton vous permet de faire des affaires de gros volumes, vous êtes le roi du pétrole. C’est en grande partie grâce à lui si, ensuite, vous obtenez une promotion ou une augmentation.» Inutile de préciser ici qu’un tonton trois étoiles ne se partage pas. Afin de protéger leurs indics, certains pontes disposent même d’une technique bien rodée : ils les inscrivent dans le Fichier national des objectifs en matière de stupéfiants (Fnos). Créé en 2012 et administré par l’Ocrtis, il répertorie l’ensemble des cibles faisant l’objet d’investigations, afin d’éviter les doublons. Y inscrire son indic est donc le meilleur moyen de faire croire aux autres que l’on s’occupe de son cas, mais aussi de les sommer de ne pas y toucher. En mars 2015, une note de la Direction centrale de la police judiciaire (DCPJ) demandait expressément d’épargner Sofiane H., au grand dam de la brigade des stups.