Dans la dernière ligne droite du quinquennat de François Hollande, il est enfin question de mettre en pratique son désormais fameux discours du Bourget, prononcé en janvier 2012 en pleine campagne présidentielle : «Mon véritable adversaire, c'est le monde de la finance.» Michel Sapin, ministre des Finances, s'est attelé à une loi visant «la transparence, la lutte contre la corruption et la modernisation de la vie économique», examinée cette semaine par l'Assemblée, jusqu'à vendredi, 3 heures du matin. Vaste programme qui a permis à cet ami du chef de l'Etat de dénoncer «cette finance dévoyée qui menace notre modèle économique et social». Passionnants débats où la gauche de la gauche a eu l'occasion de souligner cette «dernière occasion de nous mettre en parfaite résonance avec le discours du candidat Hollande auquel nous faisons souvent référence».
Pour quels résultats ? Les intentions sont bonnes, et sur ce point Michel Sapin a le mérite de la constance pour avoir donné son nom à une première législation anticorruption en 1993. Mais cette loi Sapin II tient parfois du fourre-tout, Emmanuel Macron (Economie) et Stéphane Le Foll (Agriculture) ayant profité de l’aubaine pour injecter quelques dispositions de leur cru. S’agissant de la lutte contre les dérives de la finance mondialisée, fait-elle grandement avancer la cause ? Si les ONG anticorruption (Transparency, Anticor, Sherpa, Bloom…) saluent de nombreux pas en avant, elles attendaient davantage. Les députés aussi, qui comptent sur la future navette parlementaire avec le Sénat pour bonifier le tout. Revue - non exhaustive - des sujets qui fâchent encore.
Lanceurs d’alerte
Tout le monde est d'accord, ils jouent souvent un rôle fort utile et prennent en retour des risques professionnels. La loi Sapin II, reprenant une précédente initiative du député PS Yann Galut, leur donne légitimité et protection. Mais définit très strictement le spectre de leurs dénonciations aux crimes et délits, ou autres «manquements à la loi». Cas pratique avec Antoine Deltour, à l'origine des LuxLeaks, jugé le mois dernier au Grand-Duché (le jugement sera prononcé fin juin) : les combines fiscales des multinationales implantées au Luxembourg étaient parfaitement légales, juste contraires à la solidarité et à l'intérêt général européen. Cet éminent lanceur d'alerte ne sera donc aucunement protégé par la future loi Sapin II - conforme, sur ce point, à la récente directive européenne sur le secret des affaires, qui réserve les exonérations à la dénonciation de délits financiers. D'où l'indignation de Galut : «Je ne peux voter en l'état une définition aussi restrictive.» Le député a excipé en vain les définitions de l'ONU ou du Conseil de l'Europe sur les lanceurs d'alerte, justifiant leur rôle au nom de «l'intérêt général». Le gouvernement, comme le socialiste Sébastien Denaja, rétorque que cette notion d'intérêt général est «trop floue, trop imprécise». Jugement péremptoire, à 1 heure du matin, rectifié dès le lendemain après réflexion. Denaja : «Une petite interrogation demeure possible.» Sapin : «Des précisions nécessaires devront être adoptées.» Aux bons soins du Sénat, désormais gardien de la protection des lanceurs d'alerte…
Lobbying
Autre grande avancée sur le papier, mais qui mériterait de plus amples traductions pratiques : les décideurs publics, parlementaires ou gouvernementaux ne pourraient plus se faire draguer par des lobbys en tout genre sans que cela ne se sache. D'où la création d'un registre des «représentants d'intérêts», acté par la loi Sapin II. Sur ce point particulier qui, manifestement, stimule les députés, quelque 700 amendements ont été déposés, retoqués dans leur quasi-totalité par le ministre ou le rapporteur nonobstant leur promesse de «coproduction» législative. A Delphine Batho suggérant une «empreinte normative» du lobbying, Denaja rétorque que la loi Sapin II ne saurait être plus complexe à décrypter qu'un mode d'emploi d'une «machine à laver». Car c'est bien connu : «Trop d'information nuit à la transparence.» Un député de gauche ironise sur ce «couteau sans lame ni manche». Le très pointu Charles de Courson (UDI) insiste pour que soit détaillé «l'ensemble des dépenses liées à des activités d'influences ou de représentations d'intérêt», ne serait-ce que des petits fours. Retoqué lui aussi. La encore, le Sénat devra refaire le match.
Petits et grands arrangements pénaux
Jadis appelée «transaction pénale», cette mesure controversée est revenue dans le débat législatif sous une nouvelle identité : la «convention judiciaire d'intérêt public». L'amendement, déposé par Sandrine Mazetier (PS) et adopté mardi, reprend l'idée initiale : permettre aux entreprises soupçonnées de corruption de payer une simple amende et éviter un procès public. Pratique américaine, cette transaction permet aux sociétés concernées d'échapper à une condamnation synonyme d'exclusion des marchés publics. Certains députés écolos ou du Front de gauche ont vivement critiqué ce dispositif, qui ouvrirait la voie à une «justice à deux vitesses», permettant aux riches entreprises d'«effacer l'ardoise» ou «d'acheter leur immunité». Toutefois, un certain pragmatisme a prévalu. A ce jour, la justice hexagonale n'a jamais condamné définitivement la moindre société française pour corruption d'agent public étranger. En revanche, devant des tribunaux d'autres pays, nos entreprises peuvent être frappées de lourdes peines pour des faits analogues, les amendes étant alors versées à d'autres Etats : 2,5 milliards d'euros ont ainsi alimenté les caisses du Trésor américain, gardien autoproclamé de la morale internationale en matière de business. «Il y va de la souveraineté de la France», estime le député LR Pierre Lellouche. Car il existe un «marché» planétaire du droit des affaires. S'improvisant garde des Sceaux, Sapin souligne que seules les «personnes morales» seraient concernées, pas leurs dirigeants. Et qu'il y aurait «un ou des moments où la décision sera publique». Mais en se gardant bien de préciser lesquels.
Fonds vautours et biens diplomatiques
Ce sujet-là a fait quasi-consensus. Dans la nuit de jeudi, le rapporteur PS de la loi, Dominique Potier, a fait adopter sans difficulté un amendement pour rogner les ailes des fonds vautours. Il vise à «mettre fin, dans notre pays, comme l'ont fait la Grande-Bretagne et la Belgique, aux pratiques de ces fonds procéduriers qui rachètent à vil prix les dettes des Etats en situation de défaut», les assignent en justice, puis les «épuisent» en saisissant en France leurs biens publics (lire Libération du 1er juin). Au terme de ce mécanisme, si au moins deux tiers des créanciers d'un Etat pauvre en faillite se mettent d'accord sur la restructuration de sa dette, cette solution s'imposera à tous. Même si une juridiction étrangère leur donne raison, les fonds spéculatifs ne pourront plus saisir sur le sol français les biens de l'Etat en difficulté, comme ce fut le cas avec l'Argentine. Par ailleurs, l'Assemblée a rétabli l'article sur la protection des biens diplomatiques en France, initialement supprimé en commission. Dorénavant, les créanciers lésés des Etats devront obtenir l'autorisation préalable du juge pour engager une saisie. Laquelle ne sera pas accordée si les biens relèvent de «missions diplomatiques ou assimilés», y compris les comptes et les dettes fiscales et sociales des entreprises françaises à l'égard de ces Etats.
Salaire des patrons
Pas d'encadrement des rémunérations des patrons mais un rappel à la règle du capitalisme. Un mois et demi après la polémique autour des émoluments XXL du PDG de Renault, Carlos Ghosn, les députés ont tapé du poing sur la table. Prenant acte des failles du code de bonne conduite patronal Afep-Medef comme de l'insatiabilité de certains PDG, ils ont aligné la législation française sur celle du Royaume-Uni, de l'Allemagne, de la Suisse et des Pays-Bas : le vote des assemblées d'actionnaires s'imposera désormais au conseil d'administration pour tout ce qui touche aux «éléments de rémunération d'activité» et «avantages de toute nature liés à l'activité» des présidents, directeurs généraux ou directeurs généraux délégués. Si Michel Sapin a salué «un pas considérable», l'aile gauche du PS reste néanmoins sur sa faim, aucun des amendements encadrant les émoluments patronaux n'ayant été adopté. Quand aux actions gratuites dont les dirigeants sont friands, Michel Sapin a renvoyé à la loi de finances une éventuelle remontée de leur fiscalité.
«Reporting» pays par pays
C'est la mère de toutes les batailles, de quoi respecter enfin la promesse du Bourget : obliger les multinationales à détailler, pays par pays, leurs activités, bénéfices et impôts. En décembre, l'Assemblée avait étendu cette obligation de «reporting», jusque-là réservée aux banques, celui-ci devant être public. Double censure, le gouvernement exigeant de faire machine arrière au nom du «risque» pour la «compétitivité de nos entreprises». Dans la foulée, le Conseil constitutionnel a, lui, estimé que ces données «ne peuvent être rendues publiques». Jeudi, Sapin a été un peu plus explicite : «Si un seul pays lutte contre la fraude fiscale internationale, [celle-ci] continuera au détriment de ce pays.» C'est précisément l'objet d'une directive européenne en cours de discussion. Une «fumisterie», fulmine le frondeur Pascal Cherki, l'UE ne prévoyant à ce stade qu'un reporting intra-européen, qui inclue une petite poignée de paradis fiscaux n'ayant pas réussi à s'extirper des listes noires ou grises. A l'initiative des députés, et pas du gouvernement, le reporting public revient donc sur le tapis. D'où ce compromis boiteux : le reporting est voté mais, sous peine d'être annulé par le Conseil constitutionnel, n'entrera en vigueur qu'après l'adoption de la directive européenne, «d'ici la fin de l'année», espère Sapin. Le ministre avait prévenu les députés : «On peut évidemment se faire plaisir en votant une disposition qui ne servira à rien.» Tout en précisant qu'elle pourrait toutefois l'aider dans le cadre de ses négociations à Bruxelles. Bon courage à lui.