Menu
Libération
portrait

Eric Sniady : Chaînes de vie

Ce braqueur, souvent évadé, toujours repris, a passé trente ans en prison en dénonçant, sans relâche, les conditions d’incarcération.
Eric Sniady le 3 juin. (Photo Rémy Artiges)
publié le 12 juin 2016 à 17h11

Sa fille racontait dans la cour de récréation qu'il était militaire à l'étranger. Le cadet de ses petits-fils croyait qu'il était pompier, enfermé dans cette caserne aux lourdes portes. Seul l'aîné a compris : «Papy est un gangster.» Papy est en effet un gangster de 1,90 m aux yeux bleus qui a passé la moitié de sa vie entre quatre murs. Le «corps dedans, la tête dehors», Eric Sniady, 57 ans, a purgé «une peine interminable sans avoir de sang sur les mains». Il a connu l'enfer de Fresnes, la passoire des Baumettes, les rats de Loos-lez-Lille, le dénuement de Bapaume, la forteresse de Poissy, et puis Ecrouves, Grasse, Nice et bien d'autres taules. Une parenthèse de trois décennies, hors monde, avant d'aspirer, le 9 mars 2015, sa première bouffée de liberté. Ce matin-là, il a longé le trottoir de la maison d'arrêt de Fleury-Mérogis et s'est assis dans un bar PMU. Le ronronnement du percolateur et le goût oublié de l'amer noir : c'était le premier jour du reste de sa vie. Il a fallu tout recommencer à zéro ou plutôt, à plus de 30 ans. Il est retourné vivre dans le Nord, près de sa fille Erika, puis a pris le chemin d'une usine de recyclage.

Dans un bistrot désert, près de la gare de Lille, l'ex-détenu tend un téléphone avec des photos : sourires, bonnets de lutin et une tribu qui prend la pose devant un chalet. Son premier Noël en famille, «en liberté provisoire» comme il est inscrit sur son tee-shirt noir. Ce fils d'ouvriers polonais dit être «parti en sucette» il y a bien longtemps, quand sa famille a quitté les corons du Nord pour Saint-Cloud. A l'époque, l'adolescent montre peu d'appétence pour les études de tourneur fraiseur mais davantage pour les filles du Bois-de-Boulogne. Il s'improvise coursier de ces dames et leur livre contre un billet, clopes, bouteilles d'eau, capotes, avant qu'une taloche de ses parents ne l'envoie à l'armée. Il s'en est fallu de peu pour qu'il reste sur les rails mais il y a eu cette fille. Des yeux à vous faire déserter. De retour à la vie civile, c'est Marilyne qui lui fera tourner la tête aux vendanges d'Epernay. Il l'épouse, et Erika naît en 1980. Si Eric Sniady a les sentiments vagabonds, la plus fidèle de ses maîtresses reste la flambe : il joue aux cartes, fréquente les combats de coqs et les tripots. La suite ? On s'en doute : «Je pars encore en sucette.» Autrement dit, divorce et premiers larcins pour financer les trois clichés d'une vie d'apparence réussie : «belle voiture», «belles filles», «belles fringues». En 1985, Eric Sniady s'empare d'un flingue acheté 500 francs à Barbès, «même pas chargé», et jette son dévolu sur un bureau de poste près de Lille. Il faudra un double cognac pour le convaincre de se lancer : «S'il vous plaît l'argent !»

15 000 francs les trente secondes, c'est plutôt rentable. La peur s'apprivoisant avec l'expérience, bientôt Eric Sniady braque «comme on entre dans une boulangerie». Avec gourmandise. Il sévit dans le Nord - postes, banques, PMU - et crame dans le Sud. A Cagnes-sur-Mer, il écume les champs de courses, et termine ses nuits au Busbis, le bar de l'épouse de «Mémé» Guérini, célèbre mafieux marseillais. Le 2 juillet 1985, la PJ de Nice siffle la fin de partie. «J'ai tout avoué», soupire-t-il. En 1989, lorsque son procès s'ouvre devant les assises, les journalistes évoquent les «sept coups d'un braqueur poli» tandis que l'accusation parle de «danger public». Pas de ristourne pour les gentlemen : treize ans de réclusion. «En prison, j'ai décidé de me battre pour mes droits et mes conditions de vie, je ne voulais pas sortir comme un légume», raconte celui qui deviendra un militant de l'Observatoire international des prisons.

Pour protester quand il attrape des verrues que les surveillants ne soignent qu'à coup d'aspirine, il se sectionne une phalange et l'envoie au juge. L'histoire fait sensation dans les coursives. Forcément, quand Eric Sniady atterrit à la centrale de Saint-Maur, en 1989, il entre directement dans la cour des grands. A l'époque, Francis Girard, le parrain de la French Connection, tient la taule, entouré par les ravisseurs du baron Empain, un bras droit de Pablo Escobar ou des membres d'ETA. «Des braves mecs avec des beaux papiers [casiers]», résume Eric Sniady. Le terrain de foot devient leur place de manifestation pour dénoncer l'omnipotence des surveillants, les passages à tabacs dans le noir, l'arbitraire. C'est la belle époque des «détenus politisés», comme l'évoque avec nostalgie l'ex-braqueur «anarchiste» et «antiprison».

En 1993, Eric Sniady végète au centre de détention de Mauzac, au milieu du Périgord, «ambiance Papa Schultz». En permission, il prend la clé des champs : la liberté ne se vit pas au conditionnel. Turbin armé dans le Nord. Fiesta dans le Sud. La chute est déjà écrite : la police le rattrape, la justice l'assaisonne. Cette fois, il prend quinze ans. C'est le retour à la vie carcérale, avec ses enceintes et ses miradors pour seul horizon, et les heures qui s'étirent à l'infini. «A vous faire perdre le goût de vivre, le goût de l'eau, celui du pain et celui du Perlimpinpin», comme dit la chanson. Eric Sniady attend chaque jour 17 heures, «après la gamelle», que le bruit s'estompe. Alors, il noircit des dizaines de pages, pense à Erika, qu'il n'a jamais emmenée à l'école, à sa famille dont il est devenu la «honte», à son père décédé trop vite «par sa faute». Un jour de 2003, le besoin d'air pur devient viscéral : «Je vomissais la prison.» Le détenu se fait la belle de la maison d'arrêt de Meaux, à l'ancienne, avec une échelle contre le mur. Pas pour longtemps. «Ils m'ont "pété" dans le Nord», se souvient-il.

La facture carcérale commence à être salée : cinquante-quatre ans de peines cumulées. Finalement, il en fera trente, le temps de voir les télés entrer dans les cellules, les plaques chauffantes supplanter les Kleenex imbibés d'huile, les premières unités de vie familiale ou la vidéosurveillance. Aujourd'hui, il trouve que les petites frappes de banlieue ont remplacé «les beaux papiers», le sens de l'honneur s'est perdu, la prison «déshumanisée». Celui qui n'a pour textes sacrés que les biographies de voyous a observé «les barbus» séduire les faibles et les laissés-pour-compte, le fondamentalisme gagner la promenade, l'individualisme envahir les cellules. Puis, la prison l'a recraché un jour de mars 2015, dans un monde de smartphones et de bornes électroniques. De l'autre côté du mouroir, il est resté seul sur le trottoir avec ses regrets et sa vie manquée, écrasé par une peine «qui n'a pas de sens à part vous rendre fou furieux». Aujourd'hui, Eric Sniady voudrait devenir éducateur pour expliquer «aux jeunes que la vie, ce n'est pas l'argent facile». «Si je peux en sauver un ou deux, j'aurais mis ma pierre», dit-il. Papy ne veut plus être un gangster.

1959 Naissance dans le Nord-Pas- de-Calais.

1985 Première série de braquages.

1989 Condamnation à treize ans de réclusion.

2003 Evasion.

8 juin 2016 Sortie de Entre quatre murs, avec Manuel Sanson, (City Editions).