A Roubaix, c’est dans la rue de l’Epeule que le ramadan est le plus exubérant. La fête musulmane y est populaire et bon enfant, dans le ton du quartier, qui mixe dans un joyeux foutoir architectural le Colisée, un théâtre à la programmation de variétés, une mosquée récente aménagée dans les murs d’une ancienne teinturerie, des petits commerces à l’ancienne (droguerie et magasin de chaussures), à côté des sempiternels kebabs et réparateurs de téléphones portables.
Il est 20 heures vendredi, les chalands se pressent dans les rues pour les dernières courses. En attendant la rupture du jeûne, entre 21 h 57 et 22 h 06 (personne n'est d'accord sur l'horaire précis), les boulangeries sont prises d'assaut pour leurs pains plats parsemés d'anis et leurs gâteaux à la semoule et au miel. Devant l'échoppe improvisée d'El Hadi Aksil, entre la mosquée Bilal et la librairie coranique, le drapeau tricolore flotte tranquille. «C'est pour l'Euro», explique-t-il derrière son comptoir, sans cesser de faire frire ses zlabias, de délicieux beignets de semoule. Le va-et-vient est incessant chez lui, pour ces tortillons brûlants dégoulinant de sirop de sucre, un régal du ramadan. Il ne les fabrique qu'à cette époque-ci de l'année, pour faire plaisir et aussi gagner un peu d'argent. Le reste du temps, il vend sur les marchés. Les snacks ont déjà leurs habitués (uniquement des hommes) assis devant leur table vide, sans verre ni assiette. Partout, un écran géant est allumé pour France-Roumanie, le match inaugural de la compétition. Tous supporteurs des Bleus ? «Bien sûr qu'on l'est, on est Français, non ?» se moque l'un des clients, qui voit arriver le journaliste avec ses gros sabots. La conversation roule sur Karim Benzema, son absence de la sélection de DidierDeschamps, la polémique créée par les propos du joueur, qui estime que l'entraîneur «a cédé à une part raciste de la France». Le sentiment d'injustice est général : «La sex-tape n'a rien à voir avec le foot, et il n'est même pas encore coupable aujourd'hui», s'indignent en chœur Ahmed et Kamel, rappelant que le procès n'a pas eu lieu, et que la présomption d'innocence s'applique. Ils enchaînent : «Il méritait de faire partie des 23 meilleurs joueurs français. Maintenant, il n'y a plus un seul joueur maghrébin dans l'équipe, alors qu'elle devrait être à l'image de la France !»
«L’injustice, c’est tous les jours, pour tous les Français»
Ils pensent sans le dire au mythique «black-blanc-beur» de 1998. Mais Adil Rami a la double nationalité franco-marocaine… Ils se regardent, interloqués, ils l'avaient oublié, celui-là, pourtant ancien joueur du Losc, le club lillois. Ils tentent de s'en tirer par la blague : «Mais lui, ce n'est pas un vrai, c'est un light.» La vérité, c'est qu'ils préfèrent Raphaël Varane, forfait sur blessure, que Rami remplace au poste de défenseur. Le cœur du supporteur, qui veut une victoire de son équipe, est surtout pragmatique et aussi un brin chauvin. Varane, le cador des Bleus, formé au RC Lens, a grandi dans la métropole lilloise. Un gars d'ici, quoi.
Amar, éducateur sportif, regrette également l'éviction de Karim Benzema et toute la polémique qui l'a accompagnée : «Un footballeur n'a pas à être un personnage référent, il n'a pas l'éducation d'un enfant normal, il passe toute sa jeunesse dans un centre de formation, et quand il rentre chez lui, il est l'enfant gâté et aussi l'enfant qui rapporte l'argent.» Mais ne lui parlez pas d'injustice : «L'injustice, c'est tous les jours, pour tous les Français.» Et pas question de s'enliser dans le débat sur le racisme. Mais il s'attriste de tous ces jeunes musulmans qui «se sentent refoulés, explique-t-il. Ici, c'est le système D. Les gens veulent travailler, mais ne trouvent pas.»
Le ramadan, synonyme de générosité et de partage
Les trottoirs, auparavant envahis de stands improvisés où les gens du quartier vendaient à la sauvette leurs recettes maison, citronnade ou makrouts, sont désormais vides. Quelques minutes avant le coup d'envoi, tout le monde est rentré à la maison. Pas un chat, seul le but d'Olivier Giroud, à la 57e minute, soulève quelques clameurs. La prestation des Bleus ne rassure personne. «C'est un match tout pourri», marmonne un supporteur, aux Saveurs d'orient. Le serveur pose d'office sur chaque table des verres de lait et des assiettes de dattes, qu'on mange ensemble pour marquer le coucher officiel du soleil et la fin du jeûne. Le ramadan est synonyme de générosité et de partage dans l'islam : l'étranger est bien accueilli, c'est une tradition qui compte, ici. Cette solidarité est ce qui a convaincu Sara, 45 ans, Portugaise d'origine, à se convertir à l'islam. «Et ce n'est pas mon mari, que j'ai rencontré bien plus tard», dit-elle en riant. On l'a croisée lors de la prière de 13 h 30, devant la mosquée aux portes grandes ouvertes. Le prêche de l'imam est un murmure, on ne voit que le dos des hommes, tournés vers La Mecque. A la fin de la cérémonie, les gens se saluent, discutent, puis s'éparpillent.
Beaucoup filent au Triangle, le supermarché halal du quartier, où la qualité des dattes est scrutée à la loupe par de vieux monsieurs dignes, coiffés d'une calotte blanche. Application directe de ce principe d'hospitalité : dans les mosquées, des repas gratuits attendent ceux qui frappent à la porte, et dans les troquets, on passera la soirée à refuser, dans un sourire, les thés et cafés offerts. Il est bientôt 22 heures. Un jeune gaillard affamé a attaqué joyeusement sa chorba, une soupe d'agneau à la tomate et aux vermicelles. Les autres se marrent : «Ce n'est pas encore l'heure !» Il les regarde, interloqué, et s'excuse : «Ce n'était pas fait exprès.»
Cent mètres plus loin, au grill A l'orientale, le penalty contre la France afflige l'assistance. Ahmed, conducteur de bus à Transpole, la compagnie de transports publics, râle d'avance contre la suite de la soirée : «L'ambiance est trop "blédine" à l'Epeule. Le ramadan est un mois pieux, ce n'est pas fait pour faire la fête.» Blédine ? Il explique : «Ici, il y a deux groupes, les "blédos", qui viennent d'arriver du bled, et les autres, qui sont ici depuis toujours, dont les parents sont arrivés dans les années 60. Ce n'est pas la même mentalité.» On croit entendre un peu de dédain pour ces fraîchement débarqués, qui seraient, selon lui, beaucoup moins intégrés.
«Tout fout le camp»
Alors il en rajoute un peu. Il dit qu'il a la nostalgie de l'Epeule d'avant, ce petit village où tout le monde se connaissait, où l'épicier du coin laissait sur l'appui de fenêtre la bouteille de lait tous les matins. «Tout fout le camp, même la neige à Noël, elle est partie ! C'était beau, pourtant, avec les décorations», sourit-il. 2-1 pour la France, le but de Dimitri Payet a soulagé tout le monde. Au Café de l'étoile, c'est l'affluence, une partie de dominos a commencé, les cafés servis courts dans des verres sont sirotés à l'extérieur. Un supporteur arrive, casque de gaulois avec tresses tricolores et drapeau français. On l'accueille à grands bruits. A cette heure, il n'y a plus que des hommes, au café et dans les rues. On les blague sur l'absence de leurs épouses. Ils sont un peu gênés, puis tranchent : «On est bien entre nous, elles apporteraient au café les problèmes du ménage», dit l'un d'entre eux.
Dehors, tout le monde est adossé à la vitrine, on discute de tout et de rien. Le patron râle : il n'a pas le droit d'installer sa terrasse. Toute la rue est concernée et proteste de concert. L'année dernière, un arrêté municipal obligeait les cafetiers à remballer chaises et tables à 23 h 30 pendant le ramadan, pour cause de tapage nocturne. Cette année, ils sont plusieurs à n'avoir pas encore eu l'autorisation de les sortir. Des jeunes ont résolu le problème, ils ont sorti les chaises de camping et squattent devant le parking en fumant des cigarettes en douce. Ça rigole, ça chante, entre copains. «Dans le centre-ville de Roubaix ou à Lille, il y a des terrasses et nous, on n'a pas le droit. Du coup, il y a des attroupements un peu partout, qui gênent encore plus les gens», souligne le propriétaire du snack le Jasmin. Il soupire. «C'est comme une punition pour l'Epeule.»