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Loi travail

Grandes postures, petites manœuvres

Loi travail, la réforme qui fâchedossier
Face au durcissement voulu par la CGT, l’exécutif, sourd aux appels à modifier le projet El Khomri, s’est tenu à un message de fermeté. Coulisses de trois semaines de tractations alors qu’une journée d’action est prévue ce mardi.
Le 8 juin, dans le XIIe arrondissement parisien. (Photo Marc Chaumeil pour Libération)
publié le 13 juin 2016 à 19h11

La CGT va-t-elle réussir son pari ? Ce mardi, la centrale de Montreuil et trois autres syndicats organisent une nouvelle journée d’action contre la loi travail, avec une forme de mobilisation inédite depuis le début du mouvement : une manifestation unique à Paris. Le cortège, qui pourrait faire preuve d’une affluence

«comme nous n’en avons jamais connue depuis quatre mois»,

selon le secrétaire général de la CGT, Philippe Martinez

(photo Reuters),

s’élancera de la place d’Italie, en début d’après-midi, en direction des Invalides. Et si le

«si le gouvernement s’entête»

,

selon le communiqué de l’intersyndicale opposée au texte, deux autres journées d’action décentralisées sont d’ores et déjà programmées, les 23 et 28 juin. Retour sur les trois dernières semaines du conflit, qui ont vu le gouvernement tenter d’éteindre un à un les incendies déclenchés à la SNCF, dans les raffineries, ou encore à la RATP. Avec une théâtralisation du bras de fer entre l’exécutif et les organisations syndicales, comme la France en a le secret.

Lundi 23 mai

Après avoir tenté de déporter le conflit sur les chauffeurs routiers pendant le week-end, des militants CGT bloquent la raffinerie de Fos-sur-Mer, donnant le signal d'un durcissement de la contestation. A quelques kilomètres de là, la ministre du Travail est en visite de terrain à Marseille. Les membres du gouvernement ont des éléments de langage venus d'en haut et ils se résument à un mot : «fermeté». Mais devant les journalistes, Myriam El Khomri va jusqu'à dénoncer le fait que «des salariés, des Français soient pris en otage» par les blocages . Polémique sur les réseaux sociaux. Dans la voiture qui la convoie vers les Quartiers Nord, elle reçoit un coup de fil du Premier ministre alors en voyage en Israël, qui la félicite : «C'est très bien, Myriam. J'ai vu ta déclaration. C'est exactement ce qu'il fallait dire.»

En début de soirée, les chefs de la majorité établissent la stratégie avec Hollande, au téléphone. «Pour une fois, on s'était tous mis d'accord, on avait fait un confcall, relate un haut dirigeant du PS. Hollande avait été très clair: "la loi ne bouge pas, elle va passer et j'aurais tenu bon"».

Mardi 24 mai

Au réveil, les journaux télévisés diffusent les images de l'évacuation musclée de la raffinerie de Fos-sur-Mer. Ce n'est pas la première mais elle est spectaculaire et place la semaine sous des auspices d'extrême fermeté. «Le manque d'essence, ça réveille instantanément de mauvais souvenirs dans notre pays», décrypte un conseiller gouvernemental. Dès le samedi, sous la houlette d'Aurélien Rousseau, directeur de cabinet adjoint de Manuel Valls, Matignon a mis en place une cellule de crise avec les ministères de l'Energie, des Transports et de l'Intérieur pour suivre l'évolution de la crise des carburants. «On n'a pas vu venir le conflit dans les raffineries», concède a posteriori un conseiller de l'exécutif. Au sommet de l'Etat pourtant, on est assez vite convaincu que la «convergence des luttes» ne se fait pas et que la situation dans les stations-service est bien moins catastrophique que ne le laissent entrevoir les télévisions. «Il y avait un trop gros effet de décalage entre la réalité dans les dépôts et ce qui s'en disait», explique un proche de Hollande.

Sur les ondes matinales, Martinez prône pourtant la «généralisation de la grève à tous les secteurs», le scénario catastrophe pour l'exécutif qui sait que se profilent des négociations délicates à la SNCF, à l'Unédic ou avec les intermittents. Valls lui répond depuis Israël : «La CGT trouvera une réponse extrêmement ferme, nette, de la part du gouvernement.» Toute la journée, les députés légitimistes se consultent et en début de soirée, le chef de l'Etat se fait secouer. D'abord, par son ami dijonnais, François Rebsamen, au cours d'un apéritif organisé avec des maires socialistes à l'Elysée. L'ex-ministre du Travail y va cash : «Avec ta loi tu nous entraînes tous dans le mur.» «Si tu bouges pas tu pourras plus rattraper ton retard», lui prédit un invité au dîner de la majorité juste après. «Il faut une sortie de crise en sifflet», prône un autre. Hollande enregistre et va prendre le digestif avec les élus PS de la région Grand-Est. «Il nous a dit qu'il était prêt à des améliorations dans le cadre parlementaire», raconte une convive. Ne rien céder à la CGT, renvoyer tout le débat à début juillet, quand le texte revient à l'Assemblée… et que les Français auront la tête à l'Euro et aux vacances : le scénario de l'exécutif se met en place. Sauf que dans le même temps, le député PS de l'Hérault, Sébastien Denaja, enclenche un mouvement chez les «lignards», ces parlementaires pro-gouvernement, en proposant de «réenclencher un nouveau tour de table» avec les partenaires sociaux et en réclamant une «voie de compromis» à l'exécutif. Une brèche s'ouvre dans laquelle ils seront nombreux à s'engouffrer. Au grand dam de Hollande.

Mercredi 25 mai

En Conseil des ministres, François Hollande assure que «tout sera mis en œuvre pour assurer l'approvisionnement» en carburant d'une manière «déterminée et sereine». Même si les files d'attente s'allongent devant les stations-service, «on est dans un moment paradoxal», décrypte l'entourage de Valls. «La crise est à son maximum symbolique et médiatique alors que nos informations font état d'une situation qui a déjà fini de se dégrader. On ne fait pas les malins mais on pense que le plus gros de la crise est passé», assure-t-il. Mais voilà que le patron des députés socialistes, Bruno Le Roux, laisse entendre qu'une ouverture est possible sur l'article 2, la clé de voûte du texte qui prévoit de faire primer l'accord d'entreprise sur l'accord de branche. Le Roux se fait moucher par un autre hollandais, le porte-parole du gouvernement, Stéphane Le Foll : on ne touche à rien et surtout pas maintenant. Une autre fidèle du président, la sénatrice Frédérique Espagnac, appelle à faire «évoluer» le texte, accréditant l'idée qu'un petit groupe de proches du chef de l'Etat cherche le point d'atterrissage. «Ils agissent sur le pressentiment que Hollande veut bouger, à la recherche de gestes de réconciliation à gauche», analyse un ministre. Mauvais calcul. La journée se termine avec le blocage des journaux pour le lendemain, sauf ceux qui acceptent de faire paraître une tribune de Philippe Martinez. Jeudi matin, l'Humanité sera le seul quotidien national dans les kiosques. «Une énorme bêtise», souffle-t-on au ministère du Travail. Dans ce maelström, les bons chiffres du chômage paraissent dans l'indifférence générale.

Jeudi 26 mai

Nouvelle journée de mobilisation, nouveau raté de communication au sommet. «Ni retrait ni remise en cause de l'article 2. […] Notre but, c'est que les Français ne subissent pas les chantages, qu'ils retrouvent leur quotidien au plus vite», déroule Manuel Valls sur BFM. Quelques minutes plus tard, Michel Sapin assure pourtant qu'il est possible de revoir l'article 2. La confusion est totale. Au séminaire gouvernemental qui suit à Matignon, le Premier ministre s'interroge sur ces sorties à répétition de proches de Hollande : «Ça veut dire quoi ?» La réunion, glaciale, est expédiée en quarante-cinq minutes sans déjeuner. Valls passe en revue les blocages puis les revendications des différents syndicats. «C'était le coup de menton, rien que le coup de menton. La suite de la stratégie de passage en force», soupire un secrétaire d'Etat . «Avec Valls c'est ça passe et ça casse», abonde un député aubryste. Depuis la semaine précédente, plusieurs proches de la maire de Lille ont proposé à l'exécutif de monter un groupe chargé d'un «go-between parallèle» avec la CGT et Force ouvrière. Son patron, Jean-Claude Mailly est un ami d'Aubry. Mais «on n'a jamais eu de réponse», lâche un proche de l'ancienne ministre du Travail. «FO fait les bordures avec les réseaux PS, c'est assez logique, confirme un conseiller élyséen. Mais ce ne sont pas des négociations à un niveau habilité.» En fin de journée, les syndicats décomptent 153 000 manifestants, un chiffre en hausse. En marge des cortèges, les violences atteignent leur paroxysme, à Rennes et à Nantes. A Paris, un étudiant tombe dans le coma. Martinez demande à être reçu par Hollande, passant par-dessus la tête du chef du gouvernement. «Ce soir-là, on comprend la nécessité de sortir de cette crise symbolique, se souvient-on à Matignon. Il faut parler, se parler, reparler.»

Vendredi 27 mai

Le 27 mai, à Gonfreville-l’Orcher (Seine-Maritime), devant la raffinerie Total, où des pneus ont été incendiés.

(Photo Jacob Chetrit pour Libération)

Depuis le Japon, Hollande tente tant bien que mal de remettre l'exécutif d'aplomb : «Je tiendrai bon, parce que je pense que c'est une bonne réforme et que nous devons aller jusqu'à son adoption.» L'Elysée refuse toute entrevue à Martinez : «On dialogue avec ceux qui cherchent des compromis.» Pas question de lâcher du lest : «Ce n'est pas en étant faibles ou ambigus qu'on calmera les esprits, martèle un conseiller de Hollande. Le Président sait que ce que les Français attendent de lui, c'est de la fermeté.» Face aux casseurs, c'est certain. Sur le fond du texte, c'est moins sûr. Devant les lecteurs du Parisien, Valls tente la ligne «fermeté ne vaut pas surdité» et dans la soirée, son directeur adjoint s'assure que tous les dirigeants syndicaux prendront Valls le lendemain au téléphone.

Samedi 28 mai

A deux semaines du coup d'envoi de l'Euro, le gouvernement voit rouge : les négociations sur la future convention collective à la SNCF patinent, faisant planer la menace de trains de supporteurs bloqués. Le ministre des Transports, Alain Vidalies, convoque tout le monde. Un «relevé de décisions», portant uniquement sur les points de désaccord, est enfin rédigé, mais il ne va pas dans le sens de la direction de la compagnie ferroviaire, à qui on a «forcé la main», selon Didier Aubert, secrétaire général de la CFDT cheminots. Au point de nourrir, deux jours plus tard, des rumeurs de démission du président de la SNCF, Guillaume Pepy. A Matignon, Valls enquille les coups de fil avec les leaders syndicaux. Avec Martinez, c'est la première conversation depuis début mars. Elle est «très dure», dixit l'entourage du Premier ministre : le désaccord est total sur le fond. Ils n'évoquent pas la situation de l'Euro, mais la CGT cheminots a déjà laissé entendre qu'elle ne «touchera pas à la compétition».

Lundi 30 mai

Le dégel s'amorce côté syndicats. La veille, le numéro 1 de la CGT a fait la pub de son dialogue avec Valls - «un bon signe» - même s'il réclame toujours le retrait du texte. Sur RTL ce soir-là, Martinez va un cran (médiatique) plus loin : en débat avec son homologue de la CFDT, Laurent Berger, il parle désormais de retrait de la «colonne vertébrale du projet de loi». «Il fallait faire passer le message que la CGT n'est pas que dans la contestation, mais aussi dans la proposition, tout en réaffirmant que le projet de loi n'est pas bon» , concède l'entourage de Martinez. «Il ne voulait pas apparaître avec une image caricaturale. Mais surtout il était obligé de le faire face à un gouvernement aussi inflexible», souffle un responsable de la CGT, étonné de la posture très dure du gouvernement.

Rue de Grenelle, la ministre du Travail reçoit des journalistes à déjeuner. Toute en restant prudente sur les violences et l'éventuelle cristallisation des revendications, Myriam El Khomri a retrouvé le sourire. Le projet de loi arrive mercredi au Sénat, qui va «nous faire un beau texte de droite». Un effet repoussoir - un brin surestimé - qui va déciller les yeux de la gauche, espère l'exécutif. Mais au cas où les frondeurs ne tomberaient pas dans le panneau, la ministre en a encore sous le sabot, évoquant deux concessions possibles lors du retour du projet de loi à l'Assemblée, en juillet : sortir les heures supplémentaires du principe de l'inversion de la hiérarchie des normes et accepter un contrôle, a priori, des accords d'entreprise par les branches. Avant cela, la ministre tient bon, au prix d'un lapsus savoureux : «Revoir les mesures du texte une par une, c'est gnon ! Enfin, c'est niet et non.» Alors que l'Elysée et Matignon réfutent tout «grand troc» social pour désamorcer les conflits sectoriels, Matignon dégaine un communiqué sur les intermittents qui annonce que l'Etat allongera une dizaine de millions pour combler les trous de l'accord de branche signé fin avril par les syndicats et employeurs du spectacle.

François Hollande, le 2 juin, devant le congrès des maires de France, à Paris.

(Photo Marc Chaumeil pour Libération)

Mercredi 1er juin

A la CGT, Martinez réunit ses 32 secrétaires généraux de fédérations. D'habitude, ces rendez-vous hebdomadaires se font par téléphone, mais Martinez veut faire le point en personne sur l'état des échanges avec le gouvernement. Son changement de ton de lundi n'a pas plu aux plus radicaux de la base. «On a été un peu surpris et on a appelé la confédération pour être rassurés. Ils nous ont dit que c'était une stratégie de communication», raconte un responsable local. De son côté, la CFE-CGC change de direction lors de son congrès réuni à Lyon et exprime ouvertement ses doutes sur le projet de loi. Un partenaire de moins pour le gouvernement ? «La CGC a toujours été tendue sur le sujet de la réforme, notamment lors de la toute première intersyndicale. Mais entre-temps, la CGC a subi des pressions du gouvernement», témoigne un membre de l'intersyndicale. En tout cas pour la CGT, ce durcissement de la CGC contre la loi travail est pain bénit. La preuve que les deux blocs (réformistes et contestataires) mis en avant par le gouvernement n'existent pas.

Lundi 6 juin

Reprise de contact. Selon l'entourage de Myriam El Khomri, la ministre du Travail et le secrétaire général de la CGT, Philippe Martinez, échangent à nouveau. «Ils se sont remis à textoter», assure-t-on rue de Grenelle, précisant que l'envoi de messages se faisait, jusqu'ici, par directeurs de cabinet interposés. «Que dalle !» répond-t-on à Montreuil. Depuis le coup de fil passé par Valls à Martinez, le 28 mai, le gouvernement n'a, selon la CGT, proposé aucune rencontre au numéro 1 de la centrale. Pour celle-ci, la reprise du dialogue n'a lieu que le vendredi 9 juin, date à laquelle est envoyée une invitation pour un rendez-vous El Khomri-Martinez fixé finalement le 17 juin.

Mardi 7 juin

En ce 80e anniversaire de la signature des accords de Matignon, François Hollande cite l'ex-patron des communistes français, Maurice Thorez : «Il y a un moment où, selon une formule célèbre, il faut savoir arrêter une grève.» Sauf que le chef de l'Etat oublie la moitié de la phrase prononcée en 1936 par le secrétaire général du PCF de l'époque «dès que satisfaction a été obtenue». Ce que, à la CGT comme à la gauche du PS, on ne se prive pas de rappeler à Hollande.

Mercredi 8 juin

A Paris, une partie du quartier de Bercy est bouclée par les CRS. Une centaine de personnes sont venues manifester contre la loi travail un soir où est organisé, au sous-sol d'un centre de réceptions, un meeting socialiste en soutien au texte El Khomri. A la tribune défilent Jean-Christophe Cambadélis, Stéphane Le Foll, Myriam El Khomri et Manuel Valls. «C'était un signal envoyé à nos militants, comme à la CGT pour dire : "On n'est pas impressionné".» Valls fait du Valls : «Nous ne serons pas le énième gouvernement qui recule devant une réforme essentielle, déclame-t-il. La démocratie, ce n'est pas la rue ! La démocratie c'est le vote !»

Vendredi 10 juin

Jour de match. L'Euro de football débute dans une France gênée par les grèves sporadiques dans les transports publics. Soucieux de ne pas voir l'opinion se retourner contre la CGT, Philippe Martinez assure dans le Parisien qu'il n'y a aucune consigne pour que les stades et les matchs soient «perturbés». Accompagne-t-il le reflux de la mobilisation ou sonne-t-il la retraite ? A Matignon, on choisit la deuxième option : «Il donne l'instruction de ne pas bloquer. Ça ne coûte pas cher. Il n'y a pas qu'au gouvernement qu'on fait de la com.» Le soir, le leader de FO passe une heure et quart dans le bureau de la ministre du Travail. Une rencontre qui l'emplit d'optimisme, comme il le confiera le lendemain : «Il y a une dizaine de jours, j'avais le sentiment que le gouvernement ne voulait pas bouger. [Là], je l'ai trouvée [la ministre, ndlr] plus attentive», explique Jean-Claude Mailly.

Lundi 13 juin

La plupart des mouvements de grève se sont éteints. Le dialogue par radios interposées entre gouvernement et CGT se poursuit. Sur France Inter, El Khomri insiste sur «la position de la CGT [qui] a évolué et c'est une bonne chose». Sur Europe 1, Martinez estime que le gouvernement sait ce qu'il faut faire pour «se sortir d'un mouvement d'une très grande ampleur […]. [Myriam El Khomri] a mon numéro de téléphone, je suis disponible avant vendredi». Devant le Sénat, la ministre du Travail assure : «Cette réforme nécessaire, juste et équilibrée, il est encore temps de la faire ensemble.»