A midi et demi, il est temps de plier. Les stands du marché qui côtoient la place d'Italie ferment à mesure que les manifestants arrivent sur les lieux. Tarek et ses collègues chargent les cageots de fruits et de légumes dans leur camion. «Normalement, on finit à 14 heures, explique le vendeur. «Mais forcément, avec la manifestation, on travaille deux heures de moins.» Il dit que la mobilisation «tue son business aujourd'hui». A quelques mètres de là, certains commerçants sont furieux. «Regardez, c'est le bordel total !» s'exclame une serveuse. Le traiteur asiatique est habituellement rempli à cette heure, mais les tables restent inoccupées. «Les manifestants ne pensent qu'à eux», «ne se rendent pas compte» et «n'imaginent pas les répercussions sur les petits commerces».
Pourtant, à proximité, des cafés profitent de l'affluence exceptionnelle. Après avoir hésité à ouvrir, le patron de l'un de ces établissements est tout sourire devant son comptoir plein de syndicalistes en pause. «On verra bien, explique-t-il. S'il y a de la casse, on fermera. Mais pour le moment, ça va.» Responsable d'un autre restaurant voisin, Nicolas, lui, «vraiment ras-le-bol». «Les manifestants viennent juste le temps d'un café, et dégradent nos toilettes parce qu'il n'y a pas de toilettes publiques, ici. Ils font fuir le reste de notre clientèle.» Alexis, l'un des serveurs, est posté devant la porte depuis ce matin. «Il faut surveiller le flux des manifestants. Il entre parfois des groupes de quinze personnes, voire plus.»
Les commerçants partagent un sentiment de tension et d'incertitude lié aux dérapages des précédentes manifestations. Ainsi, Claudine a ouvert sa pharmacie mais éteint son enseigne lumineuse, «pour éviter que les gens ne rentrent pour un oui ou pour un non. Les manifestants sont imprévisibles». C'est justement pour prévenir un éventuel accident que la direction de l'école primaire Fagon a fermé son entrée. «La priorité est de protéger les gamins», explique Salim, le professeur d'EPS. Myriam, qui attend ses enfants devant une autre porte dans la rue adjacente, juge cette mobilisation plus tranquille comparée à la journée «apocalyptique» du 19 mai. «On s'est retrouvés plaqués contre le mur, les manifestants avaient du sang sur eux, les enfants criaient», se souvient cette mère, victime d'un mouvement de foule quand la manifestation avait dégénéré à l'approche de son «terminus», place d'Italie.
Des manifestants, Myriam dit que «ce ne sont pas des personnes privilégiées. Ils se sont battus pour avoir des droits et aujourd'hui le font encore pour sauver leurs acquis». Wilson, étudiant américain à Paris, trouve «passionnant de voir une telle capacité de rassemblement en France, avec des syndicats qui ont du poids. Ce n'est peut-être pas très efficace pour faire avancer la loi, mais cela montre que la démocratie fonctionne», note-t-il. «Aux Etats-Unis, même si les jeunes sont de plus en plus favorables aux idées de gauche, celles de Bernie Sanders, on ne voit pas un tel engagement. Ni de manifestations comme celle-ci.»
Plus loin, en périphérie du cortège, l'atmosphère est plus électrique. Mélanie et Nelson, deux jeunes résidents d'un immeuble situé Boulevard de Port-Royal, sont postés devant leur porte. «Lors d'une mobilisation précédente, des manifestants blessés sont entrés dans la cage d'escalier, explique Mélanie, qui habite au rez-de-chaussée. Dans la journée, il suffit d'appuyer sur l'interphone pour que la porte s'ouvre, on n'est pas très rassurés.» Peu à peu, les curieux qui restaient sur le trottoir se réfugient à l'intérieur et gagnent les balcons. Les explosions se font plus fréquentes. Mike, étudiant d'une vingtaine d'années, sort soudainement de son immeuble en tremblant : «Une bande de manifestants vient de faire exploser un truc devant chez moi. J'étais dans ma cage d'escalier à ce moment-là, j'ai juste vu des flammes devant la porte de l'immeuble.» Certains participants au défilé hésitent, d'autres rebroussent chemin. Des passants tentent de se faufiler entre les barrages de CRS, sans succès.
Quelques centaines de mètres plus loin, les cafés ont fermé portes et terrasses. Les commerces ont baissé les rideaux. Face aux explosions répétées, même le Carrefour City décide d'évacuer ses clients : «Tout le monde dehors, on ferme !» crie un des membres du personnel.