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Bureaux vides, logements manquants ? Vers des bâtiments tous usages

Architectes et promoteurs poussent des systèmes d'immeubles réversibles passant d'une fonction à l'autre. Mais les investisseurs traînent des pieds.
Projet des tours «Black Swan», pour lequel la réversibilité est appliquée. (Photo DR)
publié le 16 juin 2016 à 16h52

Transformer un bâtiment pour en faire un autre usage, c'est courant. Libération, qui a longtemps vécu dans un ancien garage, peut en témoigner. C'est l'esprit loft, l'implantation d'un restaurant dans une vieille gare ou d'un hôtel de luxe dans une antique prison. Banal.

Construire un bâtiment pour qu’il puisse un jour voir son usage modifié, c’est rarissime. A vrai dire, c’est même une pensée qui, jusqu’à présent, ne traversait jamais l’esprit des professionnels. Sauf celui de quelques pionniers qui commencent à réfléchir à une réversibilité des bâtiments. Transformer une partie des 4,4 millions de mètres carrés de bureaux vides d’Ile-de-France en logements pour quelques-uns des 550 000 demandeurs paraît frappé au coin du bon sens. Toutefois, ce n’est pas si simple.

Il ne suffit pas de construire une coquille pour y placer ensuite ce que l’on veut. Bureaux, logements, hôtels, résidences étudiantes, foyers de personnes âgées… Tout répond à des normes et des règlements spécifiques, sans parler de la fiscalité, qui n’est pas la même non plus. Concrètement, dès le dépôt du permis de construire, la destination de l’édifice ne bougera plus. Peu importe que l’opération dure des années, que la population, les besoins ou le marché aient changé entre-temps : un bureau restera un bureau. Même si cela paraît absurde et, en prime, assez déprimant.

Dans ce paysage figé, émerge néanmoins l'idée de bâtiments réversibles. Elle est portée par quelques rares acteurs de l'immobilier, constructeurs ou architectes, ceux qui ont les mains dans le béton. Côté investisseurs, c'est moins l'enthousiasme. «Il nous manque aujourd'hui des investisseurs qui nous accompagnent», déplorait Isabelle Valentin, directrice générale de Sequano Aménagement lors d'un séminaire de l'Observatoire régional de l'immobilier d'entreprise (Orie). L'investisseur, celui qui finance, est le point de départ d'un chantier. Mais rarement un innovateur.

L’autre obstacle à la transformation, c’est qu’elle est affreusement difficile à faire sur les bureaux vacants d’aujourd’hui. Passé les milliers de mètres carrés d’immeubles haussmanniens qui ont été rendus à leur vocation d’habitation, combien de rossignols des années 70 et 80 plus ou moins bien construits, thermiquement dramatiques et mal fichus ? Le promoteur Altarea Cogedim présentait un jour dans un colloque un bâtiment de Courbevoie, millésime 1987, transformé en logements mais avec beaucoup d’efforts et un sacré budget. Voici donc deux méthodes pour procéder autrement.

L’expérience «Black Swan»

A Strasbourg, l'architecte Anne Démians et l'aménageur Icade Promotion sont passés à l'acte, avec un programme de trois tours baptisées «Black Swan». Au départ, les élus voulaient faire des bureaux. Rêve classique de maire. «Nous leur avons expliqué qu'il n'y avait pas de marché», dit Hervé Manet, président d'Icade Promotion. Mais l'architecte et le promoteur ont proposé une autre solution : construire des logements, une résidence étudiante, une résidence troisième âge, un hôtel et des commerces. Et pouvoir tout changer par la suite. «On a dit aux élus que tout était possible: si c'est prévu dès la conception, on peut faire muter l'immeuble», résume Hervé Manet.

Comment ce miracle ? «En partant d'une théorie : la trame commune», pose Anne Démians. En architecture, la trame est ce quadrillage qui établit la distance entre les poteaux ou les murs porteurs, et de plancher à plafond. C'est aussi une sorte d'unité de mesure qui détermine l'agencement de l'ensemble.

Dans la pratique courante, la trame des bureaux et des logements n’est pas la même. La largeur d’un bâtiment est différente dans les deux cas, la hauteur sous plafond aussi. Dans un bureau, elle est plus élevée que dans un appartement car il faut prévoir les faux plafonds où circulent climatisation et réseaux. L’absurdité, c’est que ce faux plafond donne aux utilisateurs l’impression de l’avoir sur la tête malgré une hauteur d’origine qu’ils ne voient jamais. Ces dimensions pour les bureaux rendent la transformation en logements impossible : quand les étages sont hauts, ils sont moins nombreux, les appartements aussi, et la rentabilité s’écroule.

Mais ce n'est pas le seul facteur sur lequel il faut jouer. «Dans les tours Black Swan, les façades ne permettent pas de dire ce qu'il y a derrière», explique Anne Démians. Le système choisi peut aussi bien faire office de balcons que de coursives. Avec Black Swan, l'architecte entend «dénoncer tous ces programmes mixtes qui sont mauvais dès le départ parce qu'ils mettent dos à dos des bâtiments avec des typologies fixées dans le temps». Peut-être cela rassure-t-il l'investisseur, et derrière lui l'acquéreur : un hôtel ressemble à un hôtel, des bureaux à des bureaux et des logements à la résidence Villa des Fleurs. A Strasbourg, les trois tours se ressemblent sans nuire à aucun des usages. «Nous avons transformé en résidence étudiante 6 000 mètres carrés des Black Swan qui étaient prévus en bureaux», se souvient Hervé Manet.

La méthode «Conjugo»

L’intérêt économique de la réversibilité semble évidente : ce que l’on bâtit peut être vendu sur des marchés divers. La direction de l’ingénierie et de l’innovation de Vinci Construction a ainsi développé avec le cabinet d’architecture Canal un mode constructif baptisé «Conjugo», un procédé qui crée une base commune pour des usages variés. La technique des plateformes automobiles appliquée aux immeubles.

Comme dans le cas de Strasbourg, on commence par unifier les trames dès le premier coup de crayon. Pour l'expliquer, Vinci a mis en ligne une pédagogique animation. Le système des trames y est limpide : si celles des bureaux et des logements se superposent, les transformations deviennent possibles.

Tels les lave-linge, les bureaux voient leur obsolescence s’accélérer. Question de performances thermiques, bien sûr, mais aussi de changements dans les façons de travailler. Chez Vinci Construction, Philippe Robart, directeur de l’ingénierie et de l’innovation, a abordé la question de la réversibilité en partant de l’organisation des lieux de travail, bien plus figée que les usages.

Rangés tels les cercles de l'enfer, les plateaux de bureaux ordinaires comportent un «noyau» d'ascenseurs, au centre donc, puis un anneau de salles de réunion sans fenêtres et enfin une collection de bureaux collés en façade. Ou, plus cruel, un open space. Ce système n'est plus du tout adapté au travail collaboratif d'aujourd'hui et il complique la réversibilité. «Si l'on veut faire des logements par la suite, le noyau central est très gênant», explique Robart. Dans l'animation, on le voit déplacé en façade, libérant l'espace des plateaux. Mais quel investisseur oserait changer à ce point les habitudes ?

L'affaire n'est pas une question d'argent. Tous les intervenants sont unanimes pour dire que si la réversibilité est prévue dès la conception d'un immeuble, une transformation ultérieure sera un investissement raisonnable. «On sait limiter le coût d'une transformation à 700 ou 800 euros le mètre carré, à condition de ne pas toucher la façade», explique l'architecte Anne Démians. De surcroît, «si l'actif est plus adaptable, c'est plus sécurisant pour l'investisseur, remarque Philippe Robart. Et le jour où les investisseurs devront intégrer le coût du carbone dans leur bilan financier, la réversibilité va changer la donne». Il n'empêche : plus on se rapproche de Paris, plus les investisseurs préfèrent un mètre carré de bureau vide à un mètre carré de logement occupé. Au bilan, la valeur n'est pas la même. Y compris en payant des charges sans toucher de loyers.

Et maintenant ?

Les mentalités changent, même chez les élus. Mais la fiscalité a besoin d'être toilettée pour encourager ces changements et inciter les investisseurs. Bâtir des constructions dont l'usage puisse évoluer à terme a la force de l'évidence. L'autre évidence, c'est l'impératif du développement durable. Le bâtiment réversible est une forme de recyclage qui oblige à penser le temps long, à rendre la ville mutable, à évacuer ce fantasme de mégapole émergente perpétuellement en démolition-reconstruction. «Les politiques ont bien compris les enjeux de la mutabilité», veut croire Hervé Manet. Avec des matériaux pérennes et la réversibilité, lui espère construire des bâtiments «qui vont dépasser le siècle».