Près de neuf femmes sur dix disent avoir été harcelées ou agressées dans les transports en commun, selon une étude rendue publique mercredi. Un chiffre qui vient confirmer des rapports précédents et montre que le phénomène ne faiblit pas. Des violences qui ont une influence sur leurs comportements : «48% adaptent leur tenue vestimentaire, 54% évitent de se déplacer en transports publics à certaines heures et 34% recourent à l'utilisation d'autres moyens de transport tels que le vélo, le taxi ou le véhicule personnel». Christiane Dupart, responsable de l'étude, et Clelia Laurent, membre de la Fnaut, reviennent sur ces chiffres.
Plus de 6200 femmes ont renvoyé votre questionnaire. Vous attendiez-vous à autant de réponses ?
Christiane Dupart. Honnêtement, j'ai été très surprise. Je me disais qu'on aurait 2000 réponses. Mais ça montre le caractère prégnant du harcèlement. Pour les femmes, c'est leur quotidien. Il faut comprendre que leurs déplacements sont contraints, beaucoup n'ont pas le choix, elles doivent prendre le métro ou le train pour se rendre au travail.
Clélia Laurent. Parmi les témoignages que nous avons avec les réponses au questionnaire, beaucoup de femmes nous remerciaient. «Merci de nous donner la parole», «moi, j'en peux plus», «je prends le métro et le RER, je sais que je vais me faire harceler en allant au travail», voilà ce qu'elles nous disent. Elles ressentent un sentiment d'injustice et d'impuissance au quotidien. Certaines avouent ne plus prendre les transports en commun à cause de ça. Elles prennent le vélo ou le taxi. D'ailleurs, même à vélo, elles subissent des réflexions. On bouge les jambes, alors évidemment, la cible est facile.
Selon votre étude, 87% des femmes qui ont répondu disent avoir été victimes de harcèlement. Le chiffre est très élevé...
Christiane Dupart. Ce chiffre corrobore ce que l'on sait déjà. L'étude montre aussi que de nombreuses femmes utilisent des techniques de contournement, d'évitement, pour ne pas se faire harceler. Le soir, elles fréquentent peu les transports collectifs, elles s'habillent autrement. Elles prennent leurs voitures, ou bien elles ne sortent pas, ou encore elle demandent qu'on les accompagne. A travers ces chiffres, on voit qu'il y a une entrave à la mobilité des femmes. A certaines heures, dans certaines stations de métro ou de bus, et là je parle de quelque chose que j'ai vécu, il n'y a plus personne, ou bien l'endroit est mal éclairé. Les femmes vont alors privilégier le fait de sortir une station avant ou une station après, parce qu'elle est plus fréquentée.
Clélia Laurent. Elles nous disent qu'elles ne portent plus de jupes, qu'elles se positionnent dans les coins afin de n'avoir personne derrière elles, ou bien elle s'assoient sur un siège qui est contre une cloison. Elles ne se mettent pas près du pilier central.
A vous écouter, rien ne change. On a même l'impression que le phénomène s'aggrave.
Christiane Dupart. Nous vivons dans une société patriarcale où le sexisme existe, ce problème culturel n'est pas récent. J'ai interrogé des femmes d'un certain âge qui m'ont parlé de harcèlement sexiste il y a quarante ans. En revanche, beaucoup plus de femmes se déplacent qu'avant. Elles sont obligées de prendre les transports collectifs parce que le travail n'est plus à leur porte. Elles sont nombreuses à travailler en horaires décalés dans les services, dans des entreprises de nettoyage, et elles doivent faire 30 kilomètres pour s'y rendre. A cause de l'évolution de l'emploi, elles se retrouvent donc dans des situations de harcèlement plus souvent qu'avant.
Quant aux heures de pointe, on sait qu’elles sont propices aux frottements, aux gestes déplacés. Or, les transports, surtout en Ile-de-France, ne sont pas adaptés au nombre de personnes qui les utilisent. Le nombre de personnes dans les rames de métro est massif, les gens sont serrés. Mais pour les femmes, c’est la double peine.
Ce chiffre s'explique aussi par une autre évolution : on parle davantage de ce problème aujourd'hui. Il fut une époque où certains commentaires désagréables, où la persistance à ennuyer une femme ne faisait pas partie du harcèlement sexiste. Pour beaucoup, les violences sexistes commencent à l’attouchement ou au viol. C'est faux. Le harcèlement, c’est aussi de ne pas pouvoir traverser une rue sans entendre un sifflement. Des groupes féministes ont heureusement fait avancer cette question de la définition du harcèlement.
Vous avancez plusieurs propositions. Sur les dépôts de plainte, notamment. Seulement 2% des femmes qui se disent harcelées entament une telle démarche...
Clélia Laurent. Il devrait y avoir une simplification des dépôts de plaintes. Des policiers sont présents dans le métro, mais ils ne peuvent pas prendre les plaintes, les victimes doivent se rendre au commissariat. Pourtant, cela ne paraît pas très compliqué d'autoriser ces agents à prendre la plainte sur place.
Christiane Dupart. D'autres mesures sont à prendre. Il faut former le personnel dans les gares, les trains et les bus. Qu'ils apprennent à être vigilants, notamment sur le harcèlement furtif, difficile à repérer. Ils doivent pouvoir aider les victimes dans leur démarche, les soutenir. Il faut aussi impliquer les usagères dans l'aménagement des espaces publics. Les marches exploratoires (enquêtes de terrain menées sous l'égide d'un opérateur de transports, avec des usagères, des associations et les mairies) ne sont pas assez nombreuses. Il y en a moins que les doigts de mes deux mains.
Clélia Laurent. Très peu de publicité est faite autour de ces marches. Je suis présente dans beaucoup de réseaux féministes, et avant de m'intéresser à cette étude, je ne savais pas que cela existait.
Christiane Dupart. Des progrès sont également à faire sur l'offre de transports. Elle est calée sur le déplacement des hommes, aux heures de pointe. Mais par rapport aux déplacements multiples des femmes, rien n'est pensé. Prenone un exemple, l'arrêt à la demande dans les bus [un arrêt demandé entre deux stations, ndlr]. Une seule expérimentation est menée actuellement, à Nantes. J'en ai parlé au sein de la collectivité territoriale où j'habite, qui gère un gros réseau. Personne ne connaissait la procédure. Il y a un gros travail de mise en pratique des préconisations faites l'an dernier dans le cadre du plan de lutte contre le harcèlement sexiste. Les collectivités et les transporteurs doivent appliquer ces mesures. L'arrêt à la demande devrait être testé sur beaucoup de réseaux. Et ce n'est pas le cas.