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Billet

Le masque de Jacques Chirac

Pour ses dix ans, le musée parisien voulu par l’ancien chef de l’Etat passionné d’«arts premiers» est rebaptisé «Quai Branly-Jacques Chirac».

Jacques Chirac, alors Premier ministre, en visite à Maripalousa (Guyane) le 25 décembre 1975. (Photo AFP)
Publié le 20/06/2016 à 20h01

On le sait: Jacques Chirac est l’un des hommes les plus connus de France et l’un des plus mystérieux. En donnant son nom au musée qu’il a voulu, médité, imposé, la République rend hommage à cette énigme vivante, politique et humaine. Peut-être est-ce ainsi : pour vivre pleinement dans l’instant, pour combattre sans jamais s’arrêter, dans une frénésie d’action, comme le faisait Chirac, toxico de la politique politicienne, marathonien de la conquête du pouvoir, il faut avoir une conscience aiguë de la vanité des choses, un sens de l’absurdité de la vie, une liaison intime avec les œuvres qui traversent les siècles et surplombent les petites ambitions de l’humanité, une sensibilité aux sentiments du fond des âges qu’on décèle dans les statues hiératiques des civilisations disparues.

Tel était Chirac, l'homme d'action pensif, l'ambitieux désabusé, l'impatient qui n'attend rien. Tel est son musée des «arts premiers», hommage non feint d'un avide de l'instant au passé immuable. Françoise Giroud avait résumé son étrange rapport à la culture : «En général, les hommes lisent le magazine Playboy en le cachant dans un recueil de poésie. Chirac lit des poèmes en les dissimulant dans un numéro de Playboy Un plan du film consacré à Chirac par son biographe empathique Franz-Olivier Giesbert veut tout dire. On voit le président français dans une conférence internationale, abîmé dans un dossier qu'on suppose truffé de chiffres se rapportant au sujet discuté. Un zoom révèle la vérité : Chirac n'écoute rien. Il compulse un catalogue «d'art premier».

A 15 ans, celui qu’on décrira comme inculte, lisant des romans policiers et n’écoutant que de la musique militaire, fréquente assidûment le musée Guimet. Toute sa vie, il étudie les civilisations disparues, la statuaire de la Chine antique, les figurines taïnos ou les sculptures de l’ancienne Afrique. Toute sa vie, il rappelle à ses interlocuteurs sceptiques qu’il est conseiller du gouvernement chinois pour l’archéologie et que, pour lui, la supposée supériorité de la civilisation occidentale vole en éclats dès qu’on s’intéresse aux autres cultures. Quand il rencontre Jacques Kerchache, collectionneur privé, passionné des mêmes œuvres, le projet prend forme. Un certain nombre de spécialistes, attachés aux anciens musées, que celui du quai Branly remplace, ont dénoncé le caractère «colonial» de l’entreprise. Réquisitoires byzantins.

En changeant les arts «primitifs» en «arts premiers», en créant un bâtiment unique dû à Jean Nouvel, en assurant le succès public du musée, Chirac a contredit son image de patriote à l’ancienne, en même temps que certains aspects de sa politique, qui n’a pas toujours été tendre envers les étrangers. On peut lui donner crédit d’avoir fait en sorte qu’au cœur de la vieille France, on réhabilite ce que l’Occident a si longtemps tenu pour un brouillon d’art, un archaïsme folklorique. C’est peut-être là le meilleur héritage de l’homme pressé du RPR.