Depuis vingt-trois jours, le site de traitement de déchets d’Ivry-Paris XIII, le plus important d’Ile-de-France, est bloqué par un piquet de grève. Menés par la Fédération CGT des services publics, égoutiers et éboueurs ont débuté la mobilisation le 30 mai, avant d’être rejoints neuf jours plus tard par les conducteurs de bennes. Membres de la fonction publique, ils demandent le rejet de la loi Travail de Myriam El Khomri, même si elle ne concerne que le secteur privé. Mardi matin, ce sont les salariés de l’usine de traitement de déchets – exploitée par une entreprise privée appelée «IP XIII» qui appartient au groupe Suez Environnement – qui envisageaient de rejoindre le mouvement.
6h55. «Allez à l'intérieur !» insiste Frédéric Aubisse, secrétaire général de la CGT Egouts de Paris. Mais la petite centaine de «camarades» campe sur ses positions, devant le portail du site de traitement de déchets d'Ivry-Paris XIII. Le volume de la musique est monté, le feu alimenté en ordures et des barrières sont dressées pour former un nouveau rempart. A 7 heures, ils sont prêts à accueillir les CRS, le Chant des partisans en fond sonore. «Ah, ils ne sont pas seuls, il y a des costards cravates», s'amuse un membre de la CGT en montrant un petit détachement qui se rapproche. Forces de l'ordre, responsables syndicaux et membres du cabinet de la préfecture entament alors les pourparlers. Du côté des grévistes, la position est scandée à l'unisson : «Retrait ! Retrait, de la loi El Khomri ! Ni amendable, ni négociable !» Malgré les CRS, qu'on peut apercevoir à quelques centaines de mètres plus haut dans la rue, l'humeur est joyeuse. «Oh, pas sur la voie publique quand même Monsieur le maire», s'écrie une jeune femme alors que Philippe Bouyssou (PCF) jette un déchet sur le tas en souriant : «Aujourd'hui, on peut.»
7h30. Les responsables de la CGT sont de retour : «Rentrez, rentrez, on va faire une AG [assemblée générale]». Ce matin, leur mobilisation, qui dure depuis le 30 mai, ne semble tenir qu'à un fil. «Ce qu'ils veulent, c'est qu'on ouvre les grilles pour que les bennes puissent rentrer», explique le syndicaliste ayant pris la parole. «Si le portail doit être ouvert, ce sera par eux», refusent-ils. Si cette stratégie n'est pas viable à long terme, elle doit permettre aux grévistes – principalement des éboueurs, égoutiers et conducteurs de bennes – de gagner du temps. Au même moment, les salariés d'IP XIII, qui assurent le fonctionnement de l'usine, doivent aussi se réunir en assemblée générale. Depuis que les cheminées ne crachent plus de fumées, ils n'effectuaient plus que des travaux de maintenance. Mais aujourd'hui, ils pourraient prendre la relève. Juste avant que ne commence la réunion, un technicien de cette entreprise du groupe Suez Environnement reste incertain : «Je suis contre la loi Travail. Mais nous, nos revendications internes sont différentes, on ne veut pas tout mélanger. Déjà, on est une entreprise privée et eux sont dans le service public.»
7h50. Agglutinés derrière la grille du site, les grévistes chantent «Même les flics détestent leur boulot», en observant les CRS enlever leurs barrières. Malgré les sifflets, les pompiers arrivent pour éteindre ce qui reste du feu de joie. Dans le rassemblement, on distingue quelques écharpes tricolores. Vice-président (PCF) du conseil départemental du Val-de-Marne, Pascal Savoldelli est présent pour «empêcher toute violence policière et demander l'arrêt du travail parlementaire» sur la loi Travail. Pour l'élu, la priorité doit être «la reprise des négociations avec toutes les organisations syndicales». Le maire de la ville, Philippe Bouyssou, partage cet avis : «Je suis là pour les soutenir, car le gouvernement joue le pourrissement de la loi travail en fermant toute négociation.»
8h26. L'Internationale résonne. Alors que les CRS se rapprochent et scient les cadenas des trois entrées, les grévistes agrippent la grille du portail pour la maintenir fermée. Les casques sont enfilés, et l'intervention ordonnée. Ils ne parviennent d'abord pas à pousser la porte de droite, mais dès qu'une brèche se crée à gauche, ils s'y engouffrent. En quelques secondes, ils sont à l'intérieur et repoussent les grévistes. Ces derniers lèvent aussitôt les bras vers le ciel pour éviter tout débordement violent et crient à leurs compagnons d'agir de même. Finalement ouvert, le portail est remplacé par une ligne de CRS qui repoussent peu à peu les grévistes pour libérer une voie de passage. Soudainement, un cri de joie général retentit. «Le TIRU est en grève, le TIRU est en grève !» s'exclament-ils, en apercevant les salariés de l'usine les rejoindre.
9h07. «Notre assemblée générale a décidé de laisser ces gens se faire déloger, mais on ne redémarrera pas les chaudières», explique Stéphane Martin, représentant syndical des salariés d'IP XIII. Contrairement aux dires des grévistes, ce n'est plus le TIRU mais IP XIII qui possède le contrat d'exploitation du site possédé par l'établissement public Syctom. «Aujourd'hui on n'est pas des grévistes», souligne pourtant le technicien des services généraux, «ça ne servirait à rien». Le blocage, ces dernières semaines, à en effet empêché l'acheminement de bois pour les fours et de déchets à brûler. «Il faut au moins deux jours pour relancer une chaudière et quatre jours pour les deux», soutient Stéphane Martin, avant d'annoncer qu'une nouvelle «AG» se tiendrait mercredi pour décider de la suite des événements. Si pour l'instant ils n'ont donc pas le statut de grévistes, Stéphane Martin le confirme, l'activité du site ne reprendra pas avant la manifestation du 23 juin, voire celle du 28 juin. Même si les CRS évacuent l'actuel blocage pour que les bennes reprennent leur travail, tant que les fours sont éteints, ils ne feront que saturer la fosse.
9h45. Pour des raisons de sécurité, tant que les grévistes sont présents sur le site, les bennes ne peuvent y rentrer. «On va donc les retarder autant que possible», sourit le maire d'Ivry, qui compte prendre son temps pour partir. Mais un quart d'heure plus tard, les CRS les somment d'accélérer le mouvement. Tous s'attellent au rangement du «campement» qu'ils avaient peu à peu mis en place ces trois dernières semaines. «Ça nous dérange moins puisqu'on sait qu'ils continuent à côté», explique un gréviste, «et puis il y a d'autres luttes en France». Lundi, la grève de l'incinérateur de Fos-sur-Mer près de Marseille a en en effet été reconduite pour au moins cinq jours.