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Interview

Il n’y a pas eu de «grande manifestation sociale» interdite sous la Ve République

L’interdiction finalement annulée des défilés contre la loi travail ce jeudi est-elle une première et que symbolise cette décision ? L’historien Stéphane Sirot apporte des éléments de réponse.
Lors de la manifestation contre la loi travail le 17 mai à Paris. (Photo Albert Facelly pour Libération)
publié le 22 juin 2016 à 13h08

Stéphane Sirot, historien spécialiste des grèves et du syndicalisme, explique que les manifestations qui ont été interdites depuis l’après-guerre le furent dans des contextes d’extrêmes tensions politiques et n'ont jamais concerné des cortèges syndicaux. Si l’interdiction des cortèges contre la loi travail avait été confirmée, cela aurait été une décision inédite.

Ce n’est pas la première fois qu’une manifestation est interdite, même brièvement, en France ? 

Chaque année, deux ou trois manifestations environ sont effectivement interdites en France mais d’habitude ce n’est pas dans le cadre de mouvements sociaux. Après les attentats de Paris, les marches pour le climat avant et après la COP 21 ont été interdites au nom de l’état d’urgence. Cela a aussi été par exemple le cas lors des manifestations de soutien aux Palestiniens en juillet 2014. Mais cela reste exceptionnel quand ça arrive et cela concerne en général des manifestations qui peuvent échapper au contrôle des organisateurs et qui ne sont pas des structures politiques légales, institutionnelles.

Des manifestations syndicales ont-elles en revanche déjà été interdites ?

Il n'y a pas de comparaison pertinente dans l'histoire de la VRépublique, car cela s'inscrit dans des contextes extrêmement différents. Mais pour retrouver une interdiction de manifestation organisée par des organisations politiques ou syndicales, on peut remonter au début de la guerre froide, en 1948 où a eu lieu une grande grève des mineurs (organisée par la CGT et soutenue par les communistes), une des plus violentes de l'histoire récente. Jules Moch, alors ministre de l'Intérieur socialiste, envoie les forces de l'ordre et même des militaires dans les bassins miniers et décrète le couvre-feu. Cela induit donc l'interdiction d'éventuels rassemblements ou manifestations. Mais nous sommes dans un contexte très particulier : c'est le début de la guerre froide. Il y a de grandes tensions entre la CGT qui se classe du côté du bloc de l'Est et les socialistes notamment qui soutiennent le bloc occidental. Pour Moch, l'intervention de l'armée et l'interdiction des grèves se justifie parce qu'il voit dans ce mouvement un complot communiste.

On peut aussi parler de la manifestation du 8 février 1962, lorsque le Parti communiste français et l'intersyndicale réunissant la CGT, la CFTC et l'Unef avaient appelé à une grande manifestation parisienne «contre le fascisme». Mais le gouvernement avait invoqué l'état d'urgence pour l'interdire. Les manifestants avaient tout de même défilé dans la rue à Paris mais la bousculade du métro Charonne, provoquée par les forces de l'ordre, provoque la mort de neuf personnes et fait des dizaines de blessés. Mais, là encore, c'était une situation explosive, exceptionnelle et ce n'est pas lié à une grande manifestation sociale.

 Que symbolise cette interdiction finalement annulée ?

C’est une décision politique qui a été prise. Nous sommes le pays d’Europe où le maintien de l’ordre est le plus politisé. Cette décision permet de délégitimer le mouvement social en cours. Si la manifestation est maintenue par les syndicats malgré l’interdiction, ces derniers seront traités d’irresponsables. Interdire cette manifestation c’est aussi espérer l’accélération de la fin du mouvement. Cette intensité de la politisation du maintien de l’ordre contribue à créer des tensions particulières. Car le pouvoir politique met en cause le service d’ordre syndical. Il y a une volonté de délégitimer l’autre et de déporter la violence que l’acteur syndical jugé comme étant incapable de maintenir l’ordre. Pourtant, historiquement, les organisations syndicales ont toujours été perçues comme des structures pouvant amortir les débordements et les violences : ce sont des amortisseurs sociaux. En 1884, quand la loi légalise les organisations syndicales, les républicains expliquent en effet qu’il faut des structures pour encadrer les manifestations. Les contestations sauvages sont effectivement bien plus dangereuses que les contestations organisées.

Pourtant il y a quand même eu des violences dans les cortèges ces dernières semaines…

La régulation n'empêche pas le désordre mais l'intègre. Elle n'est pas imputable à un seul acteur. Les événements violents servent à délégitimer les actions de ceux qui manifestent leur opposition à la loi travail. Sans compter que les violences qui ont émaillé les cortèges ces dernières semaines ne sont pas non plus exceptionnelles ni particulièrement violentes si on les compare à d'autres dans l'histoire. Il y a en aussi eu lors des grands mouvements sociaux du XXsiècle. S'il fallait aujourd'hui interdire chaque manifestation potentiellement porteuse de violences, il y en aurait beaucoup !

Il faut donc prendre du recul sur cette interdiction par rapport à la définition d’une manifestation corrélée au fait qu’elle peut être accompagnée par le désordre. Cela voudrait dire que ce qui est acceptable ou non dans la rue relève d’une décision politique. Mais jusqu’où peut aller le curseur du désordre ? Ne risque-t-on pas à l’avenir d’aller vers une restriction du champ de nos libertés ? Doit-on accepter, au nom de la sécurité publique, de tendre vers une société où règne une présomption de la culpabilité ? Où l’on supposerait qu’il y aurait forcément de la violence dans les cortèges. Derrière tout cela, se pose la question du choix de notre société.