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Libération
Reportage

Inondations : le pire, c’est le jour d’après

Vallée du Loing. La crue qui a ravagé il y a trois semaines Nemours et ses environs reste très présente dans la tête des habitants. Ils vivent entre peurs et précarité.
Nemours, le 16 juin 2016. Quinze jours après les inondations.
publié le 23 juin 2016 à 19h57

Trois semaines se sont écoulées depuis la catastrophe. Si le Loing a repris sa place dans son lit, il laisse derrière lui des vies durablement bouleversées. L’urgence de la crue est certes passée, mais les insomnies perdurent face aux défis de «l’après». Revenir sur les lieux, constater les dégâts, reconstruire les villes et se reconstruire soi-même.

Dans la rue principale de Nemours, la quasi-totalité des commerces ont baissé leur rideau. «Momo» est l'un des rares à avoir décidé de ne pas attendre les indemnisations pour reprendre son activité. L'épicier n'a «pas le choix» : «Il faut bien travailler, j'ai deux enfants qui font des études.» La crue a noyé sous 1,50 m d'eau toutes ses réserves entreposées dans la cave. Alors Momo s'organise comme il peut, empruntant la voiture de son fils pour faire ses livraisons ou profitant des délais de paiement des grosses commandes chez le grossiste Metro.

Quelques centaines de mètres plus loin, Isabelle et son compagnon n'en sont pas au même stade. Si leur dépôt-vente est ouvert, c'est pour évacuer les meubles et les bibelots qu'ils n'ont pu sauver. Pourront-ils rouvrir ? Isabelle n'en est pas convaincue. «Même si le montant des indemnisations est important, peut-on ensuite redémarrer dans une ville sinistrée ? Aucun commerce de bouche n'est ouvert, et il faut partout au bas mot trois-quatre mois de travaux !» Installée à Nemours depuis dix-sept ans, la quinquagénaire se souvient des années fastes et se désole des conséquences de la crise, du «décrochage» qu'elle a constaté depuis janvier et de la désertification des centres-villes. «La crue a agi comme un coup de grâce» pour les petits commerces locaux.

Casse-tête

La ville de Bagneaux-sur-Loing est davantage marquée par le ralentissement des usines, elles aussi noyées par le canal. Chez Keraglass, les fours nécessaires à la fabrication des plaques de cuisson vitrocéramiques prennent du temps à retrouver leur bonne température, et les locaux n'ont pas fini d'être nettoyés. Parmi les 246 personnes y travaillant, «70 environ devront poser des jours de chômage technique en juin», explique le directeur général adjoint, Gilles Grandpierre. Double peine pour les salariés dont les maisons ont été inondées. Pour les aider, leurs collègues ont décidé de leur redistribuer des jours de RTT.

Retour à Nemours, dans le lavomatic qui a lui aussi rouvert ses portes : les sinistrés viennent y laver et sécher leur linge, parfois imprégné de l'odeur «insupportable» du fioul qui s'est propagé depuis les cuves des maisons ou les voitures noyées sous l'eau. Une occasion d'échanger sur les événements et d'évoquer le passage redouté de l'expert, qui doit statuer sur la hauteur des dégâts matériels, donc sur le montant des indemnisations. Armand le verra samedi. En attendant, il enchaîne les lessives : «C'est la seule chose que je peux faire pour l'instant. Je n'ai pas de visibilité sur le reste. J'en ai déjà eu pour 730 euros de pressing, rien que pour les vêtements.» Même si la procédure se fait longue, cet habitant de la commune de Montcourt prend son mal en patience : «On ne leur en veut pas, on sait qu'ils sont très occupés et que tout le monde est dans le besoin.» Chez Françoise, qui habite le même quartier qu'Armand, c'est fait : «Notre échange a été très rapide. [L'expert] reste une heure par client, trajet compris. Il a pris quelques photos et a constaté les dégâts, mais rien n'a été fixé.» Soulagée, elle «peut commencer à vider [sa] maison».

Mais le tri et le rangement des affaires personnelles sont des tâches tout aussi éprouvantes : «L'expert va rembourser, mais il ne peut rien faire pour les choses de valeur sentimentale. J'avais tous les souvenirs de mon fils décédé», explique avec émotion Carole, qui vit à Bagneaux-sur-Loing. Pour Maud, les cartons sont remplis et prêts à être emportés. Le petit appartement qu'elle loue au rez-de-chaussée d'un immeuble de Souppes-sur-Loing a été inondé par «au moins 50 cm d'eau». Le temps des rénovations, son bailleur lui propose un hébergement dans un meublé, sur les hauteurs de la ville. «Le contrat, c'est trois mois renouvelables, explique la quinquagénaire, mais je ne compte rien déballer. Mon appartement est petit, alors j'espère que ça va aller vite.» Si, dans l'urgence, beaucoup de sinistrés ont dormi chez des proches, il faut désormais rechercher des solutions durables pour se loger. Les assurances proposent des aides, mais celles-ci peuvent constituer de véritables casse-tête, coûteux en temps, en énergie et en argent.

Yannick, qui habite également à Souppes-sur-Loing, a appris qu'il faudrait «au moins quatre mois» de nettoyage et de rénovation chez lui. Il doit non seulement vider les lieux, mais aussi chercher un dépôt pour stocker ses affaires et un toit sous lequel habiter en attendant. Seulement, les conditions définies par l'assurance sont précises et très difficiles à remplir, avec la forte demande due aux inondations : «J'ai trouvé un logement, mais il ne correspond pas au prix estimé par l'expert, c'est-à-dire un deux-pièces à 450 euros.» S'il trouve un endroit plus grand, la différence de prix sera à sa charge. Alors Yannick va aux distributions de vêtements et de nourriture, à la salle des fêtes de sa commune. «C'est mis à notre disposition, autant en profiter un peu pour faire des économies», explique-t-il. Et comme si cela ne suffisait pas, ce consultant prestataire auprès d'une des usines noyées de Bagneaux-sur-Loing est lui aussi indirectement victime du chômage technique. «Je ne sais juste pas comment faire. Il y avait une frayeur pendant la crue, mais maintenant c'est un énorme stress de gérer l'après.»

Anxiolytiques

Sur la place de la République, à Souppes-sur-Loing, le café-restaurant Chez Pato semble désert. A l'intérieur, un groupe d'amis sinistrés siège au milieu des dégâts, laissés tels quels. «On a pleuré tout ce qu'on a pu. Maintenant, il faut aller de l'avant», martèle la gérante en tapant du poing sur la table. Comme plus de 80 % de la population de Souppes-sur-Loing, Martine a «tout perdu» : «Quand j'ai vu le chiffre des dégâts, je suis tombée à la renverse. Entre 15 et 20 000 euros.» Un coup d'autant plus difficile à encaisser après le rétablissement de son mari malade : «Le petit café commençait juste à bien marcher…» Le couple a refusé de bénéficier du suivi psychologique qui leur était proposé. Outre les antennes d'écoute créées dans chaque commune, une cellule de crise a été mise en place dès le début de la catastrophe et restera «ouverte aussi longtemps que nécessaire», soutient Swanny, infirmière de nuit au service de psychiatrie de l'hôpital de Nemours. Un accompagnement qu'elle juge essentiel : «Certains ont une fragilité psychologique antérieure, sur laquelle vient s'ajouter le traumatisme de l'inondation. Nous sommes très vigilants, car le plus dur, c'est toujours l'après.» Swanny évoque les difficultés qu'affrontent les sinistrés en rentrant : «Ça veut dire constater l'ampleur des dégâts, et trouver des solutions. C'est extrêmement difficile. Surtout pour les personnes de 40-50 ans, qui venaient juste de finir de rembourser leur maison.»

Rumeurs

A Bagneaux-sur-Loing, Doriane ne dort pas plus de quatre heures par nuit depuis qu'elle est retournée chez elle. Pour soulager ses angoisses, elle s'est fait prescrire des anxiolytiques. «Je crois que le plus traumatisant, ça a été le fait que l'on ne soit pas prévenus de la crue, et aussi que l'eau ait monté si vite», explique celle qui a été réveillée en sursaut par ses voisins. Elle peine à répondre aux questions de son fils de 5 ans : «Je pense qu'il va falloir faire très attention à un éventuel besoin de soutien psychologique, surtout à cet âge.»

L'atmosphère est anxiogène. D'une commune à l'autre, les rumeurs circulent vite dans cette vallée du Loing. «Il paraît qu'il va y avoir une nouvelle crue», s'inquiète Doriane. A Nemours, ce sentiment est partagé par Véronique, qui relève une «certaine psychose» : «On nous parle de seconde vague, on a même appelé à Montargis pour vérifier si c'était une rumeur. On parlait de trois fois le volume d'eau qu'on a eu, mais ils ont dit que ce n'était pas vrai.» Face au choc du drame, une rumeur prospère : «On sait très bien qu'on a servi de réservoir pour Paris», explique Nicolas en nettoyant sa maison où, pendant deux jours, l'eau est montée. «Le Loing était un lac dont on laissait monter le niveau, et quand ils ont vu que Paris ne craignait plus rien, ils ont rouvert les vannes.»

Claude Jamet, le maire de Bagneaux-sur-Loing, partage cette impression, même s'il admet ne pas pouvoir apporter d'éléments de preuve. Face au manque d'informations et d'explications des autorités locales, les habitants sont restés solidaires : «Nous avons dû improviser au moment des inondations. Ça a créé des liens. Sans les jeunes qui habitent dans les logements en face, je ne sais pas comment nous serions sortis, avec mon fils», explique Doriane. La jeune femme a rencontré des «personnes formidables» qui habitaient depuis deux ans à quelques mètres de chez elle mais qu'elle ne connaissait pas jusqu'ici. Jérôme, qui vit dans les résidences HLM de Bagneaux-sur-Loing, a fait «plus de trente allers-retours» pour venir en aide à ses voisins. A Souppes-sur-Loing, la crue a aussi rapproché les habitants. Chez Pato, Martine et son mari discutent avec les habitués : «Ici, les sinistrés viennent pour parler, on est entre amis. C'est dans notre café que l'on se soigne, en riant, en parlant. C'est comme ça qu'on tient au jour le jour. Qu'est-ce que l'on peut faire d'autre après tout ?» Autour de la table, les autres acquiescent. Son mari ajoute à la cantonade : «Lorsque l'expert sera passé, on pète tout dans ce bar. On veut repartir de zéro, oublier cette histoire. On fera un grand barbecue sur la place de la République aussi !»

Photos Albert Facelly