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Libération
Reportage

A Calais, «on espère que la frontière va s’ouvrir»

Dans la «jungle», les migrants se demandent si le Brexit facilitera ou non les passages en Angleterre. De nombreux Calaisiens estiment, eux, que la frontière doit être déplacée de l’autre côté de la Manche.
Dans la jungle de Calais, le 27 juin 2016. Au fond, le drapeau Anglais. (Photo Aimée Thirion pour Libération)
publié le 29 juin 2016 à 20h21

Qu'espère-t-on du Brexit à Calais ? On n'a pas encore mis les pieds dans la «jungle» que voilà une première réponse, ce lundi. Babak, ceinture noire de karaté, commercial dans l'automobile et demandeur d'asile iranien en France, passe à vélo rue des Garennes, dans le va-et-vient permanent des exilés entre la ville et le bidonville. Il s'arrête. «Le Brexit ? Oui, certains se posent la question de rester en France parce qu'ils ont peur que l'économie britannique se dégrade, explique-t-il. Mais à part ça, les réfugiés n'en parlent pas beaucoup. Et tout le monde n'est pas encore au courant du vote.»

«Attaque de diligence»

Même flou dans la jungle, du côté des tentes de la sécurité civile, où se trouvent Afghans et Iraniens. «Ah, oui, le Brexit… Non, les gens ne pensent pas à ça. On ne pense qu'à passer en Angleterre. Certains espèrent vaguement que la frontière va s'ouvrir», dit Yahya, 25 ans, mécanicien auto. Les tentatives pour traverser la Manche continuent, payées autour de 12 000 euros pour le passage dit «garanti», avec complicité du chauffeur, quelques milliers d'euros pour les moins riches. Les autres tentent les passages désespérés sur la rocade, de type «attaque de diligence», en lançant des objets sur la chaussée afin d'immobiliser les camions pour pouvoir monter dedans clandestinement. Ahmad, Soudanais, explique que son cousin est passé il y a trois semaines : «Pour moi, j'espère que ce sera bientôt. Deux de mes amis ont réussi par le tunnel, vendredi», le lendemain du vote des Britanniques.

Ouvrir la frontière ? Personne n'ose l'espérer, et tout le monde attend. «S'ils nous laissent arriver jusqu'ici, pourquoi ne nous laissent-ils pas passer au lieu de nous taper dessus ?» gémit Majid, 25 ans, ancien vendeur de mobiles à Téhéran. Il dit avoir reçu un tir de flash-ball à la cuisse et vu tomber devant lui une cartouche de gaz lacrymogène fumante, alors qu'il marchait dans la jungle pendant des affrontements entre migrants et police sur la rocade toute proche. «On est en prison, ici. On ne peut ni revenir en arrière ni continuer notre route. Qu'ils nous laissent partir !»

On parle moins de Brexit que de foot, lundi, quelques heures avant Angleterre-Islande. Un restaurant afghan, qui possède une antenne satellite et un home cinéma, facture l’entrée 1 euro les soirs de match. Le drapeau de l’Angleterre, blanc avec la croix rouge, flotte au-dessus d’une tente.

«C’est à eux de s’en occuper»

Pour le reste, sur le Brexit, les exilés ont surtout des questions. Un Afghan s'approche : «Vous êtes journaliste, qu'est-ce que vous en pensez ? Qu'est-ce que ça va changer pour nous ? Est-ce que la frontière va s'ouvrir ? Est-ce que l'économie anglaise va s'effondrer ?» Voilà Maya Konforti, bénévole à l'Auberge des migrants, qui discute avec un Afghan pachtoune d'une trentaine d'années. «Vous pensez qu'ils vont faire un nouveau référendum ? demande ce dernier. On est perdus.»

Maya Konforti : «Les négociations vont prendre deux ans. La frontière, la Grande-Bretagne ne veut pas que ça change. Elle veut que la France continue à la surveiller. Elle a donné de l'argent à la France pour ça. Et la France a besoin des échanges commerciaux avec la Grande-Bretagne.»

L'Afghan : «Donc le Royaume-Uni utilise la France ?»

Maya Konforti : «Et la France utilise l'Italie. Et l'Europe utilise la Turquie, et la Libye.»

Il s'agace : «Ils viennent dans notre pays, créer du désordre, et ils ne veulent pas des réfugiés ?»

Elle soupire : «C'est ça. Il y a quarante ans, je suis allée en Afghanistan, et j'ai été mieux reçue chez vous à l'époque que vous ici aujourd'hui.»

«Une connerie magistrale»

Dans le centre-ville de Calais, au Sixties, son bar-brasserie qui déborde d'objets à l'effigie de l'Union Jack et d'affiches d'autobus rouges à impériale sur fond de Big Ben, Valérie Gloriant a plus de certitudes : «Maintenant que l'Angleterre s'en va, on va laisser passer [les migrants]. On va relâcher la surveillance, croit-elle savoir. C'est ce que m'a dit un policier. Les contrôles, qu'ils les fassent sur le sol anglais. Maintenant qu'ils veulent sortir de l'Europe, c'est à eux de s'en occuper.» Elle est l'ancienne gérante du café Au pied du phare, près du port, où pendant longtemps, des exilés ont campé par centaines. Elle a quitté les lieux en janvier «soulagée». Son chiffre d'affaires a baissé pendant deux ans. «Qu'ils viennent d'un pays en guerre, on comprend, on est humain. On n'a rien contre eux. Mais il y a des limites. Dans mon café, les clients ne venaient plus.» Les patrons routiers interdisaient à leurs chauffeurs de se garer là, sur le parking, par peur d'avoir des migrants dans leurs camions. D'une cinquantaine de couverts par jour, son restaurant était passé à moins de dix.

Le patron du port, lui, ne croit pas à l'ouverture totale de la frontière. Jean-Marc Puissesseau dit seulement que, pour lui, ça ne peut plus durer. «Vingt-six camions ont été contrôlés positifs ce matin, avec 90 migrants. Le 23 juin, c'était 171 migrants. Lundi [probablement le jour où Majid a reçu un coup de flash-ball, ndlr], ils étaient 200 à 300 à attaquer la rocade sur plusieurs points et à caillasser les forces de l'ordre. Tous les matins à 6 h 15, j'ai le bilan de ce qui s'est passé la nuit. Toutes les nuits, on répare pour 100 000 euros par mois. On nous empêche de travailler.»

Malgré le coût des contrôles - 200 personnes pour 15 millions d'euros par an - et des réparations, le port est bénéficiaire, et loin devant ses concurrents en termes de trafic avec 45 allers-retours par jour, mais le patron du port trépigne : «Partout ailleurs, à Dunkerque, au tunnel, le trafic est en hausse de 5 % à 6 %, nous, on est en baisse de 2 %.» Le Brexit ? «Une connerie magistrale. Je suis assez triste pour les jeunes Britanniques. Mais il faut remettre la frontière en Grande-Bretagne. On a raison de le demander.» Mais il en est sûr, même avec ça, «ce ne sera jamais open way to Britain». Ne serait-ce que parce qu'il faudra ouvrir les poids lourds, veiller à ce qu'aucun passager clandestin n'endommage camions et produits. Et la jungle ? «Elle doit disparaître. Que ces gens fuient la guerre, je peux l'entendre, mais ils ne peuvent pas se comporter comme des brigands. Il faut s'en occuper. Qu'on ne les laisse plus patauger dans la lande. Que les migrants ne soient plus des migrants, mais des réfugiés.»