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Libération
Témoignages

De 1969 à 2009, souvenirs de Michel Rocard

Michel Rocard, la mort d'un homme modernedossier
publié le 3 juillet 2016 à 21h11

Printemps 1969 : «Il monte sur scène et commence par un tonitruant "camarades !"»

Jean-Marie Le Guen, secrétaire d’Etat chargé des Relations avec le Parlement

«Au printemps 1969, les lycées de la rive gauche rejouent Mai 68. On ne s'embarrasse pas de revendications précises, il n'y a pas d'autre mot d'ordre que la révolution. La présidentielle se profile et Louis-Le-Grand, où je termine ma première scientifique, est fermé trois semaines. Au cinéma Saint-Lambert, où on passait tous nos jeudis après-midi, on annonce une réunion publique du PSU. Ce sera le premier meeting politique de ma vie. Sur scène, c'est un peu la foire de Paris d'une gauche qui n'hésite pas à parler à l'extrême gauche. On écoute Jacques Kergoat, qui terminera à la LCR, le mendésiste Marc Heurgon, mais aussi les représentants de la Gauche ouvrière et paysanne (GOP). L'ambiance est très soixante-huitarde, ça crie, ça s'invective. Michel Rocard est candidat à la présidentielle à la tête de ce char à six ou huit chevaux qui ne vont pas tous dans la même direction. Il monte sur scène, commence par un tonitruant "Camarades !" et fait un discours très idéologique sur le caractère autogestionnaire, ou non, du mouvement social, sur la meilleure stratégie à choisir, l'élection ou l'accompagnement des mouvements sociaux.

«A l’époque, il est un jeune leader dont on ne comprend pas encore bien ce qui va l’emporter entre sa filiation avec Mendès France et la rupture. Ce qui me frappe, a posteriori, c’est que son phrasé et son vocabulaire, à la fois complexe et chirurgical, étaient déjà ceux que tous les Français ont découverts bien plus tard. C’est surtout un bouillonnement que je retiens de ce moment politique. Avant la présidentielle, notre prof de français organisera un vote dans la classe. Avant de devenir mitterrandien, je vote Rocard, Krivine arrive derrière.»

1972 : Viens au PSU : c'est le merdier total, mais il y a un mec génial

Jean-Paul Huchon, ex-directeur de cabinet de Rocard à Matignon

«En 1972, après l'ENA, je rencontre Alain Richard, un camarade de la promotion Thomas-More. On est sur la plateforme de l'autobus 83 qui relie le boulevard Haussmann à la porte d'Ivry et Alain me dit : "T'as envie de t'engager ? Viens au PSU. C'est le merdier total, mais il y a un mec génial à sa tête", Michel Rocard. On est après la présidentielle de 1969. Même s'il a culminé à 3,6 % des suffrages, Rocard s'est affirmé. Il représente la gauche nouvelle, moderne. En interne, vu le nombre de courants que compte le PSU (trotskistes, socialistes, maoïstes, mendésistes…), il apparaît comme l'homme de dialogue qu'il sera toute sa vie politique. C'est à ce moment-là que je le rencontre pour la première fois.

«A l'époque, je travaille au ministère des Finances. Il me propose de l'aider à rédiger un ouvrage de commande, le Marché commun contre l'Europe. Le livre, dont le sous-titre proclame Face au défi des multinationales, le socialisme sera européen ou ne sera pas, sera cosigné par trois dirigeants du PSU, Bernard Jaumont, Daniel Lenègre et Michel Rocard. Mais pour finir, je rédigerai intégralement la partie Rocard. Sans même avoir ma carte au PSU ! La même année, il me nomme secrétaire national chargé des affaires internationales du PSU. Ensuite, il y aura les ministères du Plan et de l'Agriculture, Conflans-Sainte-Honorine, puis Matignon. En 1988, Michel me demande d'être son directeur de cabinet à Matignon, me laisse seulement une demi-heure pour me décider. Mais il a respecté sa parole et a même retardé la cérémonie de passation de pouvoir avec Chirac pour ça.»

1989 : «On avait basculé d'un moment étrange, presque raté, à un truc totalement fou et totalement chaleureux»

Marisol Touraine, ministre des Affaires sociales et de la Santé 

«Tout en terminant mes études, j’intègre le groupe d’experts qui entoure Michel Rocard en 1984, quand il quitte le gouvernement. En 1988, il me nomme à Matignon au poste de conseillère sur les questions internationales et stratégiques. On est encore dans un contexte de guerre froide. Un an plus tard, en 1989, je lui demande de me marier. Sa date était la nôtre évidemment et on se retrouve un jour de semaine à Conflans-Sainte-Honorine, dont il n’est plus maire mais adjoint depuis qu’il est Premier ministre. Mais à l’heure convenue, personne. Je n’avais aucun doute sur le fait qu’il allait arriver mais le jour de son mariage, on s’angoisse pour peu. On entend alors quelqu’un monter les escaliers de la mairie quatre à quatre et Michel Rocard débarque finalement, essoufflé. Il venait juste de terminer une partie de tennis.

«Il saisit les notes que son cabinet lui a préparées sur moi qu'il découvre totalement, haletant toujours, et s'étonnant à mesure qu'il lit : "Ah vous m'aviez caché ça. Et ça. Et ça aussi." Au bout d'un moment, il dit: "Ça ne va pas, on reprend tout", et se tourne vers mon mari, sympathisant du PSU. Le militant érudit Rocard s'embarque alors dans un long exposé sur le mariage à travers les âges de la gauche. On avait basculé d'un moment étrange, presque raté, à un truc fou et totalement chaleureux. Michel Rocard était un homme pour qui rien n'était anodin. Il ne cherchait pas à impressionner ou à prendre l'ascendant sur vous. C'était un homme authentiquement curieux des autres, pour qui tout passait par les idées. Avec lui, tout commençait et finissait par de la politique. C'était une conscience.»

Mai 1988 : «A ma grande surprise, il me dit : "C'est une bonne idée"»

 Christian Blanc, ex-député UDF, proche de Rocard 

«Le 8 mai 1988, François Mitterrand est réélu président de la République. Le 9 mai, je reçois un appel de Michel Rocard qui me dit : "Je viens de voir le Président, il me propose de devenir Premier ministre, j'ai accepté. La situation est grave en Nouvelle-Calédonie. Viens me voir après la passation avec Chirac." Quatre jours plus tôt, l'armée française avait tué 19 Kanaks à Ouvéa. Par le passé, j'avais traité avec l'ex-ministre Edgard Pisani une situation insurrectionnelle en Nouvelle-Calédonie.

«Le lendemain, je vois donc Rocard qui me lance : "Que faire ? Il y a un début de guerre civile." Je lui dis : "J'exclus toute présence massive de l'armée. A une autre échelle, ce sera le scénario algérien. Il faudrait rétablir le respect et la morale, par exemple au travers d'une mission d'hommes de bonne volonté." Il me regarde et, à ma grande surprise, me dit : " C'est une bonne idée."

«Par la suite, Rocard me demande de piloter la mission. Nous identifions des personnalités pour y participer, dont le recteur de l’Université catholique de Paris, Paul Guiberteau, et le président de la Fédération protestante de France, Jacques Stewart. C’était la première fois dans l’histoire de la République qu’il était fait appel à de telles autorités pour une mission de ce genre.

«Deux jours plus tard, nous sommes devant Mitterrand. Rocard fait un exposé enthousiaste et maladroit parce qu'il est conscient que ce qu'il dit peut ne pas plaire au Président. On sort et Rocard me dit : "Tu vois, il a accepté." Je lui réponds, avec sarcasme : "Oui, avec un enthousiasme notoire." Cinq jours plus tard, la mission part pour Nouméa. Le 26 juin 1988, les accords de Matignon sont signés. La mission est un succès.

«C’était exceptionnel de la part d’un Premier ministre d’avoir fait preuve d’une telle confiance. On a souvent mis en avant ses idées, mais il a aussi été un homme d’action, qui a osé prendre des risques. Je n’en connais pas d’autres qui auraient trouvé cette idée bonne dans un moment aussi critique. Elle n’était pas conventionnelle, mais elle faisait appel à l’intelligence et au cœur des hommes pour ramener la paix. Rocard avait cette étonnante intelligence de l’action.»

Mai 1991 : «Il nous a pris à part et a dit : "Je rentre à Matignon écrire ma lettre de démission"»

Claude Evin, ministre des Affaires sociales de 1988 à 1991

«C'est la seule fois où il a eu un geste affectif, car ce n'était pas son habitude. Il m'a mis la main sur l'épaule, nous étions alors dans la cour de l'Elysée. Et puis il est parti. Quelques minutes auparavant, le Conseil des ministres venait de s'achever, Michel Rocard n'a pas dit un mot. Peu après, dans un coin du salon Murat, avec Louis Besson, qui était ministre du Logement et des Transports, il nous a pris à part et nous a dit : "Je rentre à Matignon écrire ma lettre de démission." Il avait son cartable, toujours rempli, débordant de dossiers. Ce cartable qu'il avait toujours avec lui.

«Ce que Michel Rocard venait de nous dire ne m'a pas surpris, car on en parlait depuis une ou deux semaines, de son départ. Dix jours auparavant, j'avais eu un tête-à-tête avec Mitterrand pour lui parler de la régulation des dépenses de santé. Il m'avait écouté, de façon un peu distraite, puis il m'avait dit : "Mais qu'est-ce que vous en pensez, de ce gouvernement ? Il fait de bonnes choses, mais la France ne comprend pas bien ce qu'il fait." C'était clair, et Michel Rocard allait quitter Matignon. Il m'a appelé le lundi suivant, peu après la nomination d'Edith Cresson pour le remplacer, et il m'a dit que je ne serais plus au gouvernement. Aucun des anciens rocardiens ne serait repris. Dans ces moments, Michel Rocard ne changeait pas, le même, avec beaucoup de sang-froid, et de précision.»

2009 : «Je n’ai jamais réussi à le convaincre sur le temps de travail»

Alain Juppé, coauteur avec Rocard du livre la Politique telle qu’elle meurt de ne pas être

«Sous la houlette bienveillante de Bernard Guetta, nous avons passé plusieurs heures en 2009 à échanger pour notre livre, la Politique telle qu'elle meurt de ne pas être. Nous n'étions pas d'accord sur tout, mais nous avions la même manière d'aborder les sujets, sans renoncer à expliquer la complexité du monde, sans céder au simplisme. Michel apportait à chaque sujet une profondeur historique d'une grande érudition. J'aimais son respect de l'opinion de l'autre et sa capacité à se laisser - parfois ! - convaincre, sans mauvaise foi ni entêtement. Je n'ai jamais réussi à le convaincre sur le partage du temps de travail, qu'il favorisait et que je condamne, mais j'aimais autant nos accords que nos désaccords ! Nous avons poursuivi nos échanges, jusqu'à récemment, au Quai d'Orsay, lorsqu'il était ambassadeur chargé des Pôles, puis dans la commission du grand emprunt. Il me manquera.»