Menu
Libération
Témoignage

«Michel Rocard portait un vrai projet de civilisation»

Présenté à tort comme un grand «techno», l'ex-Premier ministre a toujours milité pour une «société qui retrouve le goût de la fête», raconte Pierre Larrouturou.
Michel Rocard à Paris, le 9 mai 2011. (Photo Fred Kihn pour Libération)
par Pierre Larrouturou, Économiste, coprésident de Nouvelle Donne
publié le 3 juillet 2016 à 20h28

Michel Rocard est souvent présenté comme un grand «techno», à l’origine de la CSG, du RMI et du Livre blanc des retraites. C’est vrai mais il était probablement l’un des rares dirigeants de notre pays à porter aussi un vrai projet de civilisation.

S'il parlait tellement d'économie, s'il voulait donner à tous les citoyens les moyens d'en comprendre les rouages, c'était pour désembourber la politique de l'économisme ambiant, rompre avec le tout-économique et construire une société d'équilibre, de frugalité et de convivialité. Une société où l'économie fonctionne bien, certes, (dans une voiture, mieux vaut que le moteur soit puissant et bien réglé, mais ce n'est pas le moteur qui décide d'où l'on va) mais où elle est résolument placée au service de la justice sociale et de l'épanouissement humain. «Une société qui retrouve le goût de la fête», comme il l'affirmait en concluant son discours d'investiture en 1988.

C'est en 1959, en pleine guerre d'Algérie, que Michel Rocard fait preuve pour la première fois d'un grand courage politique en rédigeant un rapport qui prouve que la France a «déplacé» près d'un million d'Algériens. Beaucoup regardent ailleurs mais Michel dénonce publiquement les agissements du socialiste Guy Mollet élu pour faire la paix en Algérie mais recourt à des méthodes qui déshonorent la République. Michel décide alors de quitter la vieille maison pour créer le PSU.

C’est avec le même courage qu’il est le seul à démissionner du gouvernement en 1985 quand François Mitterrand modifie le mode de scrutin des législatives et accepte de faire rentrer le Front national à l’Assemblée pour gêner la droite républicaine.

Bataille pour l’organisation de la planète

En 1990, alors que bien peu comprennent l'importance des enjeux liés au développement durable, Michel Rocard, Premier ministre, met son veto à un traité qui permettrait l'exploitation du sous-sol des pôles. «James Baker (alors Secrétaire d'Etat américain) m'a engueulé comme rarement je me suis fait engueuler, expliquera Michel, mais j'ai tenu bon et quelques mois plus tard, la France était à l'initiative d'un traité protégeant les pôles.»

En 1990-1991 encore, alors que certains disent que la chute du Mur annonce la fin de l’Histoire, il ne cesse de plaider devant nos assemblées de jeunes rocardiens pour la BOP, la Bataille pour l’organisation de la planète.

Michel était aussi l'un des rares à avoir le courage de l'autocritique. En 1993, il affirme publiquement s'être trompé durant les trois années passées à Matignon : «J'ai cru que la crise était finie et que la croissance allait revenir durablement. C'était une erreur.» Et pour lutter contre le chômage sans attendre un retour très hypothétique de la croissance, Michel est l'un des premiers à se prononcer en faveur de la semaine de 4 jours, «un objectif digne, urgent et responsable».

Le courage n'empêche pas les erreurs, les doutes ou les échecs. En 2005, quelques jours après le référendum sur le Traité européen, Michel m'appelle. Il a voté oui ; j'ai voté non. Je m'attends à une petite remontée de bretelle ou à une leçon de morale comme nous en assènent tant de partisans du oui. Mais ce n'est pas du tout le cas. Michel est très amical : «Passe à mon bureau. Il faut qu'on travaille ensemble pour relancer l'idée d'un Traité de convergence sociale.» Idée que nous avions lancée en 2003 avec Stéphane Hessel, Jacques Delors et José Bové.

«Le capitalisme vit une crise suicidaire»

En août 2007, alors que Nicolas Sarkozy vient encore d'expliquer «qu'il faut développer les crédits subprimes, c'est ce qui a nourri la croissance aux Etats-Unis», Michel Rocard est l'un des premiers à comprendre la gravité de la crise qui commence : «Le capitalisme vit une crise suicidaire à moyen terme pour l'humanité. Nous, socialistes, devrions être bien placés pour l'expliquer et y répondre.»

A partir de là, il n’a de cesse d’agir de façon visible ou de façon plus discrète, pour pousser les socialistes à l’audace. En 2012, avec Stéphane Hessel, Edgar Morin, Susan George et quelques autres, il crée le collectif Roosevelt qui porte 15 solutions pour sortir de la crise. Quand la loi bancaire est en discussion à l’Assemblée, il est de ceux qui tentent de convaincre les députés socialistes de muscler très fortement le texte rédigé par Bercy. En vain…

Malgré la fatigue engendrée par le cancer, Michel ne cessera jamais d’agir pour humaniser notre planète : un jour en Iran, pour une mission confidentielle. Un autre jour en visite à des chercheurs installés sur les banquises polaires ou dans son bureau, en train de rédiger un plaidoyer pour la protection d’une espèce de tigre en voie de disparition, ou favoriser le transport par voie fluviale… A chacune de nos rencontres, il me parlait d’un sujet nouveau mais c’est parce qu’il avait une vision globale de toutes les questions qui concernent l’avenir de notre humanité. C’était sans doute le seul politique de sa génération qui ressentait aussi fortement l’urgence qu’il y a à agir pour sauver le climat et la biodiversité.

«On va vers la catastrophe»

Lors de notre dernière rencontre, en mars, je l'ai trouvé vraiment abattu : «J'en ai marre. Toute ma vie, je me suis battu pour un modèle de société et il est en train de s'effondrer. Toute ma vie, j'ai eu une certaine vision de l'action politique. Et ils agissent tout à fait autrement, à rebours… C'est de la forfaiture. Ça fait vingt ans que, toi et moi, nous disons la même chose sur le temps de travail, sur l'Europe et sur toutes les menaces, de plus en plus graves, qui s'accumulent sur nos têtes, et tout le monde s'en fout. Et, on va vers la catastrophe… »

Ce jour-là, j’ai cru que Michel allait pleurer. Et que j’allais pleurer avec lui, tant la situation de notre pays et de notre petite planète risque de tourner au tragique. En quittant son bureau, j’étais dans une colère noire contre Hollande, Valls et tous ceux qui, par leur inertie, leur laissent le champ libre. Ils ont tué Jaurès et désespéré Rocard.

Depuis quelques années, le réformiste bon vivant était vraiment atterré par la médiocrité des socialistes (français et européens) dont la principale ambition est d’«adapter leurs économies à la mondialisation», au lieu d’agir avec force pour en changer radicalement les règles du jeu.

Comme son ami Stéphane Hessel, il était désespéré aussi que la France et l’Europe aient renoncé à agir avec force pour construire la paix entre Israël et Palestine. Il y a quelques années, il était resté sur place pendant plusieurs jours pour projeter le film qui retrace la naissance des accords de Nouvelle-Calédonie et montre comment il est possible de faire la paix avec des gens qu’on déteste. Mais l’action d’un homme seul ne suffit pas si aucune grande puissance ne décide d’intervenir. C’est aussi pour disposer d’une force de paix qu’il voulait construire une Europe politique. La perspective du Brexit ne l’inquiétait pas car il y voyait l’occasion d’un électrochoc pouvant obliger les pays du continent à assumer enfin leurs responsabilités pour une refondation du projet européen.

Michel est parti. Et je n'arrive pas à écrire cela sans pleurer. Dieu qu'il va nous manquer ! Manquer à ses enfants, dont il parlait toujours avec fierté et bonheur. Manquer à ses petits-enfants dont il parlait avec tendresse. Manquer surtout à Sylvie, sa femme («Qu'est-ce qu'elle m'aura rendu heureux, Sylvie, disait-il. Ah ça oui, qu'est-ce qu'elle m'aura rendu heureux !»). Manquer à toutes celles et ceux qui ne se résignent pas à la précarité, au chacun pour soi et à la montée des extrémismes.

Stéphane Hessel n’est plus là. Michel Rocard vient de partir. Mais pour éviter le chaos social et climatique, tout reste à reconstruire. Repose en Paix, Michel. Nous sommes des milliers à vouloir reprendre le flambeau. Des milliers à vouloir construire une société d’équilibre et d’innovation. Une société de frugalité et de convivialité. Une société qui retrouve le goût de la fête.