Menu
Libération
Le politique

«Parler vrai» et jamais pour ne rien dire

Partisan de l’exactitude, anti-petites phrases, Michel Rocard rejetait l’information en continu et ses dérives.
publié le 3 juillet 2016 à 21h11

Il en avait fait une marque de fabrique : le «parler vrai». Titre, au départ, d'un recueil de textes publiés avec Jacques Julliard en 1979. Mais à cette expression que les héritiers de Michel Rocard revendiquent, il faut compléter : «Parler vrai n'est pas suffisant. Encore faut-il avoir quelque chose à dire !»

Pour Michel Rocard, il fallait dire «la vérité» aux Français. N'a-t-il pas, dès décembre 1988, expliqué qu'il fallait «déverrouiller» le service public pour instaurer un service minimum ? Et secouant une gauche internationaliste sur le terrain de l'immigration, il lance un an plus tard : «Nous ne pouvons pas héberger toute la misère du monde, la France doit rester ce qu'elle est, une terre d'asile politique […] mais pas plus.» Realpolitik amendée dans une autre déclaration en 1996 : «La France ne peut accueillir toute la misère du monde, mais elle doit savoir en prendre fidèlement sa part.»

Réforme et changements de société sont possibles pour Rocard à condition de bien l'expliquer. Or, en 1988, à l'apogée de la télévision mais avant Internet, la politique devenait déjà un spectacle. Au nom de l'impératif de «pédagogie», deux semaines après son entrée à Matignon, il met ainsi en garde ses ministres contre les «petites phrases» : «Je vous demande d'apporter aux questions inévitablement imprécises ou simplificatrices […] les réponses restituant au problème sa dimension réelle et de préférer à la facilité d'une repartie les exigences de la pédagogie», écrit-il dans une circulaire fixant les règles à respecter par les membres du gouvernement.

Homme de lettres, Michel Rocard se méfie de l'image et de son impact sur la qualité du monde politique. «Depuis que la télévision a atteint 95 % des foyers français et est devenu le média prescripteur dominant […] une dérive s'est emparée du système médiatique, écrit-il dans ses mémoires (1). Cette dérive tend au remplacement progressif de l'information par le spectacle. L'image ne fait pas fonctionner les mêmes neurones que le texte écrit. Sur un écrit, on peut ralentir la lecture, revenir en arrière, consulter un dictionnaire ou un atlas, bref, on réfléchit. L'image au contraire passe à toute allure, interdit la fixation de l'attention.»

Les Guignols l'ont caricaturé en mini-politique allant à cent à l'heure et prononçant des phrases bien trop rapides et complexes pour être comprises par le commun des électeurs-téléspectateurs. L'avènement des réseaux sociaux et de l'information en temps réel lui faisait horreur. Comme si elle rendait impossible la restitution de la complexité d'une politique publique. «La profession politique ne bénéficie plus du respect qu'on avait pour elle du temps où elle passait pour efficace, c'est-à-dire du temps du plein-emploi, regrettait-il dans une interview au Monde en mars 2004. Aujourd'hui, on nous insulte, on nous veut pauvre et on nous moque. Nos rois aussi avaient leurs bouffons. Mais le bouffon du roi n'entrait pas dans la cathédrale. Aujourd'hui, les bouffons occupent la cathédrale et les hommes politiques doivent leur demander pardon. Ce qui fait que ne viendront plus que les ratés de leur profession.» Triste constat d'échec.

(1) «Si ça vous amuse : chroniques de mes faits et méfaits», Flammarion, 2010.